P-Town
6.9
P-Town

Album de Jazzy Bazz (2016)

Avec les mots comme avec un sampler

Toujours au bon endroit, au bon moment, dans les bons plans, Jazzy Bazz est partie prenante de l’établissement et de l’ancrage de toute une frange du rap français cristallisée par l’Entourage. Il est presque surprenant, en lançant le disque, de se rappeler que P-Town est le premier album studio du parisien. Voyage en 15 titres d’un amoureux transit de ses pavés.


Il n’avait pas vraiment de suspense. Jazzy Bazz a toujours clamé son amour éternel pour la cité Lumière. En nommant son album P-Town, en trouvant mille nouvelles manières de rendre hommage à la capitale et à ceux qui y ont grandi avec lui, le rappeur des fins de numéros d’arrondissement s’offre un cri à la fois générationnel et géolocalisé. Puisque tant représentent les départements de la banlieue, lui va faire honneur au centre. Tel un hargneux canin, le voilà rongeant jusqu’à l’os son idée fixe du Hip Hop : classicisme et vieille école.


Lorsqu’on défend une culture, il faut assurer avec force de représentations et de métaphores la défense de son cœur. Les valeurs sont claires chez Jazzy Bazz. L’entourage, avec et sans majuscule, pose les fondations d’une pyramide qui se construit dans les roches des pavés écorchés de Paname, la recherche du son riche et old school. Le tout est parsemé en son sommet d’une plume acérée, d’un amour viscéral pour la musique des mots. Est creusé dans ce monumental édifice un labyrinthe sinueux, pavé de trésors de sens et de témoignages de la grandeur du pharaon qui s’y terre.


« 3.14 Attitude » est peut être un des titres respectant le plus fidèlement ce modèle architectural. Disséquant les mots comme à son habitude, Jazzy Bazz déduit du « P » de P-Town que son symbole numérique doit être 3.14, marque à jamais imparfaite de l’infinie profondeur de sa définition. Paris est inscrit dans le sang de l’interprète du jour. La ville lui fournit l’énergie nécessaire à sa survie. Sûrement que, comme disait l’autre, « quand il pisse, il fait monter le niveau de la Seine ». S’il refuse sans concession toute étiquette rétrograde, on ne peut extraire de la substantifique moelle de Jazzy Bazz cet amour des 90’s qui le caractérise.


Avec les mots comme avec un sampler


Sujet transversal et fil rouge de P-Town, l’amour de Jazzy Bazz à Paris se retrouve en de nombreuses occasions, en différents sons, tous reliés les uns aux autres par une interprétation au poil et un souci permanent de la texture. Le morceau-titre fait figure d’ouverture. Le rappeur y fait l’étalage de son art des mots, du plaisir malin qu’il porte à échantillonner, répéter et redécouper les syllabes, à les interpoler jusqu’aux paronomases, de la même manière qu’un producteur travaille ses samples.


Si « P-Town » fait l’étalage de l’écriture volante de son interprète, la forme laisse place nette au fond dans « Ultra-Parisien », clairement orienté marketing sans pour autant être un synonyme de qualité au rabais. Bien au contraire : en prenant l’angle personnel, en transposant sa découverte du Parc et de ses ambiances mutantes au fil du temps et de réformes de plus en plus contraignantes, Jazzy Bazz se place aux côtés du petit peuple, aux côtés de ceux qui scandent « Rendez-nous le Parc » et qui militent pour la mort par pendaison de ce mignon connard pour blondinets qu’est Germain le Lynx. Paris, plus que le foot, est une unité totale, infinie et référencée dans chaque respiration du MC. Il lui suffit de 2 minutes pour lui rendre un hommage vibrant sur « Le syndrome », dans un style qui rappelle fortement la méthode Kendrick Lamar.


Une fois traité de front, la ville de cœur trouve aussi son écho dans un morceau cryptique, « 3h33 », où chaque écoute provoque un nouveau déchiffrement, comme un puzzle dont les pièces se dédoublement perpétuellement. Toutefois, il n’y a pas que les rues de Paris, ses métros et sa vie nocturne qui inspirent Jazzy Bazz. Poursuivant un amour cinématographique qu’il n’a plus à prouver, « Joker » reprend quelques samples de la performance de Jack Nicholson dans le Batman de Burton. Comme quoi, à choisir entre les versions, Jazzy se tourne encore une fois celle qui s’approche le plus des 90’s. Pour rester dans la décennie, il s’attaque également à l’exercice de style ultime de cette période : le morceau social sur un sample à deux notes et gros break. « Visions » gagne son pari et s’attache au passage les services de Bonnie Banane, la déjantée chanteuse de R&B.


Boom Trap


Le sérieux de l’initiative ne doit toutefois pas priver Jazzy Bazz de kiffer son corps de métier ou sa notoriété. Deux morceaux de fastlife se côtoient au sein de P-Town. Le premier, « Lay Back », invite Freddie Gibbs sur une structure trap-esque. Une aubaine, puisque ce dernier arpente ce chemin depuis la sortie de son Shadow Of A Doubt. On regrettera toutefois une transposition A/B un peu froide des deux MC, sans véritable jeu d’aller-retour entre les deux. Un élément qui se retrouvera en compagnie du copain Esso Luxueux sur « 3.14 Boogie », quelque part entre la Blaxploitation, le G-Funk, l’ambiance coke et moumoutes d’un club ché-bran des 80’s et un second degré qui monte comme un rail en milieu de nuit.


Jazzy Bazz voit Paname comme une femme dont la séduction oscille entre l’équilibre fragile de ses mystères et de son cœur ouvert. Pas étonnant donc qu’il opte pour un angle chaud et sensuel sur « Les Chemins ». Toutefois, il y a chez Jazzy Bazz le souci éternel de concilier l’ancienne époque sans oblitérer l’ancrage actuel de son album. S’il enchaîne les titres boom bap, s’il n’hésite pas à truffer ses morceaux de références aux vieux de la vieille, dont Fabe notamment, le tout est souvent agrémenté avec bonheur d’une ou deux touches électroniques, ou quelques effets issus des nouvelles directions expérimentales du Hip Hop. Ainsi, la sirène hypnotisante prend le pas sur les cuivres du fond de « Adrénaline ». Jazzy Bazz tente même une trap minimaliste et chantée (!) sur « Trompes de Fallope », tout en y oblitérant avec bonheur l’auto-tune et en y saupoudrant, de son propre aveu, une inspiration tirée… de Georges Brassens.


On imagine parfaitement qu’en réfléchissant à l’ordre de la tracklist de P-Town, Jazzy Bazz n’a pas su faire d’autre choix que de revenir à ses premiers amours. Les joyeuses expérimentations retournent au cœur de l’artiste avec « Amen » et « Fluctuat Nec Mergitur », grandes poésies boom bap, elles, alternant respectivement entre le rapport à Dieu et une dernière étreinte à Paris par le biais de ceux qui y sont tombés. La prophétie de « 64 Mesures de Spleen », « Si je sors un album, tu vas dépenser du fric », s’est bien vérifiée.


Pour un premier album complet, difficile de reprocher quoi que ce soit Jazzy Bazz. Récit d'un amoureux transit mais jamais aveuglé par sa chère et tendre cité, le membre de l'Entourage fait le tour du Hip Hop en même temps que de son sujet. Jouissif dans le fond autant que dans la forme, compatible avec toutes les humeurs, toutes les temporalités et tous les publics, P-Town est à classer parmi l'excellente vague de sorties rap françaises du moment. De bonnes nouvelles pour nos oreilles, de moins bonnes pour le porte-monnaie.


A retrouver sur Hype Soul !

Hype_Soul
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le 9 mars 2016

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