Pale Communion
7.1
Pale Communion

Album de Opeth (2014)

Opeth, épisode 11 : éternité, foi, communion.

Difficile de poser quelques mots pour rendre une vision fidèle de ce que je pense de ce disque et de ce qu'il me fait ressentir. Il est probable qu'affirmer qu'Opeth est mon groupe préféré s'avère aujourd'hui juste, tant leur discographie me paraît cohérente et sans tâche. Les rares disques "en deça" demeurent en effet très bon. Et pourtant, mon rapport avec leur dernier-né se refuse à un schéma classique, et presque chaque écoute, où chaque chose lue à son sujet, remet ma propre expérience de l'album en perspective.

Trois ans ou presque après le tournant majeur du très bon et pourtant controversé "Heritage", et deux ans après l'étrange et inclassable expérience Storm Corrosion, le groupe suédois délivre enfin son nouvel effort, dans une veine toujours similaire à leur nouveau credo : plus de vocaux hurlés, plus de death metal, et une nouvelle approche de la musique progressive. Car c'est peut-être cet album, plus qu'Heritage, qui m'a fait comprendre qu'au fond, ce qui avait changé ne se résumait pas seulement à "il n'y a plus de growls dans Opeth", mais que les bouleversements étaient bien plus profonds. Il n'y plus, ou pratiquement plus, de "metal" dans Opeth. Comprenez, les gros riffs acérés qui explosaient au détour d'une structure complexe ("Blackwater Park"), où qui constituaient la base même de cette structure ("Ghost Reveries", "Watershed"). Non, maintenant, la surprise et l'efficacité proviennent de l'instrumentation toujours plus variée et sophistiquée, ou encore d'un propension plus forte qu'avant à la bizarrerie, et les structures de base des morceaux sont plus volontiers fondées sur une harmonie de voix ou une sur une mélodie de claviers ou de guitare assez douce. Pourtant, sur ce disque et contrairement à son prédécesseur qui se voulait nettement plus orienté folk, jazz, et prog exotique, les guitares sont bien présentes, et le groupe nous vendait même un "riff monstrueux et follement heavy" sur une composition phare de 10 minutes. La promesse est tenue d'une façon assez curieuse.

Je découvre ce "Pale Communion" en plusieurs fois. Tout d'abord lorsque paraissent successivement "Cusp of Eternity" puis un leak de "Eternal Rains Will Come", qui devaient ensuite devenir les deux premiers morceaux du disque. Le terrain est familier pour quiconque avait écouté Heritage. Batterie particulièrement virtuose et démonstrative, légèrement en retrait dans le mix, son très chaleureux, chant clair dans un registre plutôt aigu et suave, et ensemble foutrement mélodique, et prog à souhait. J'étais enthousiaste, mais je sentais que quelque chose manquait peut-être. Les chœurs de "Cusp" sont un ear-worm comme le groupe en a peu produits, et l'intro de "Eternal" est dantesque, ainsi qu'un de ses ponts avec un riff sinueux et serpentin, orientalisant en diable. La vidéo de Cusp prolongeait d'ailleurs cette veine tout à la fois mystique, ésotérique et caractéristique du groupe depuis quelques années, avec une iconographie intéressante à défaut de transcendante.

Faisant fi des avis négatifs qui s'accumulaient un peu partout parmi les fans hardcore qui avaient déjà boudé Heritage, je bavais d'impatience à l'idée de voir le reste. Un leak complet plus tard et je me lançais dans une première écoute complète du disque, nocturne, et en compagnie d'une bonne amie, également fan. Cette écoute intégrale, attentive, presque religieuse, fut magique. Chaque titre, chaque choix musical résonnait parfaitement, tout était parfait, beau, en place, inspiré. Artlaim (l'amie en question) et moi jubilions. Je me couchais serein, excité, heureux. Puis vinrent les réécoutes, compulsives, studieuses, avides. Quelque chose s'était comme perdu, et je me faisais déjà plus critique. Le disque me plaisait toujours beaucoup - il me plaît toujours beaucoup, mais c'était comme si j'étais schizophrène. Le fan en moi adorait inconditionnellement, l'amateur de musique espérons un brin éclairé lui voyait quelques faiblesses, quelques moments presque gênants.

Depuis, j'ai bien décanté le disque et je peux dire sans rougir que ces deux approches s'accordent sur le fait que l'album est (très) bon. Mais pour la première fois, et surtout depuis la lecture de la critique difficile de Pitchfork, je comprends les reproches et les déceptions. Oui, c'est joli et bien réalisé, mais ce Opeth là n'est peut-être plus tout à fait celui que j'ai aimé, et il a perdu une parcelle non négligeable de son génie, de son supplément d'âme. En fait, c'est peut-être bien un problème d'influences après tout. Autrefois revendiquées, mais diffuses, elles ne parasitaient jamais l'invention perpétuelle du groupe. Puis sur Watershed elles sont devenues très présentes mais bien dosées. Depuis Heritage, le groupe délaissant une part importante de ce qui faisait sa musique d'antan, elle se sont fait omniprésente, et c'est peut-être là que le groupe y a perdu en spécificité. D'alchimistes fous, ils sont simplement redevenus des faiseurs, des imitateurs surdoués.

Ce que je viens d'écrire est très dur, et je ne le pense pas totalement. Mais prenons "Eternal Rains Will Come". L'intro est une tuerie, le riff arabisant dans la dernière minute est ensorcelant. Mais le reste, bien qu'efficace et agréable, n'est pas mémorable et paraît un peu forcé, à l'image du chant théâtral de Akerfeldt. La musique se fait d'apparat et on passe en écoute automatique, attendant l'étincelle de génie, qui fort heureusement vient. Même chose pour "Cusp", dont les couplets sont parfois un peu laborieux là où le refrain ahané est imparable. Est-ce un manque d'inspiration après plus de 20 ans de carrière sans failles, ou bien un mauvais dosage dans les hommages rendus aux influences, ou bien juste un signe de fatigue, difficile à dire. Toujours est-il que les écoutes nombreuses semblent user les morceau dont ne subsistent que des squelettes où demeurent gravé ce qui fait encore le sel de leur musique. D'autres morceaux sont concernés par ce phénomène. "Elysian Woes", malgré un joli titre, est le plus faible de l'album, peut-être de toute la discographie du groupe. La structure paraît bancale, alambiquée mais sans cohérence ou direction, et malgré des écoutes répétées, rien ne subsiste. Ce n'est pourtant objectivement pas "mauvais", c'est comme toujours avec Opeth de la musique exigeante et complexe, bien exécutée, mais cela ne prend pour une fois pas.

Qu'il soit ici bien clair que tout en étant à priori difficile avec le disque, il y a non seulement en moi celui qui reconnaît le talent et le travail qu'il faut pour fournir une musique d'un tel niveau, ainsi que celui qui ne peut s'empêcher d'aimer ce qu'il entend et de passer un bon moment, tout conscient soit-il des baisses de régime ici et là.

Le cas de "Goblin" et de "River" est plus épineux. La première est un hommage relevant du pastiche au groupe Goblins. C'est une contrefaçon assumée, amusée, un exercice de style sans autre prétention que de reproduire un son bien ancré dans une époque et un registre. C'est à double tranchant. Dès les premières notes on a compris, on sourit, on apprécie. La chanson, un instrumental, est qui plus est plutôt chouette, mais ça s'arrête là. Opeth nous dit "on aime Goblins" et nous montre "on sait aussi faire ça", mais qui en doutait ? C'est aussi vain et futile qu'amusant et divertissant. Au fond, le problème des défauts de ce disque, c'est qu'il n'en font pas un mauvais album, ils en font un disque peu utile à l'édifice qu'était leur discographie jusqu'alors, et il entraîne avec lui son grand frère de prédécesseur. Deux exemples aboutis de l'étendue des capacités, du talent et des inspirations du groupe de metal le plus important des vingt dernières années, mais deux disques finalement un peu hors sujet. Et dieu que ça m'énerve de venir à penser ça alors que j'aime ces deux albums énormément. Passons. "River" donc, morceau analysé assez justement (et cruellement) par Pitchfork. Je dis peut-être ça parce que c'est finalement le premier truc que j'ai pensé en l'écoutant, je ne sais pas. En tout cas c'est le morceau où Opeth se la joue rock américain. Le jeu de guitare, la façon de chanter, les claviers, moi je pensais à quelque chose comme du Springsteen ou du southern rock de base, quelque part entre Steve Miller, Lynyrd Skynyrd, et d'autres groupes populaires des seventies tous plus ou moins interchangeables dans l'inconscient collectif. Encore un exercice de style donc, mais un qui surprend particulièrement. Un ami ayant détesté le disque comparaît ce titre à du mauvais Deep Purple ou à du rock FM, je ne suis pas de son avis - j'ai fini par plus apprécier River avec le temps que lors de la première écoute - mais je vois où il veut en venir. River, c'est en quelque sorte une version sage et abâtardie, ou trop prétentieuse, de "Burden", un morceau où les influences prenaient aussi le dessus de façon manifeste, mais où le groupe avait le bon goût de les sublimer par un jusqu'au boutisme bluffant et une coda totalement imprévisible. Ici l'exercice est sage pendant une moitié, la deuxième moitié libère un peu plus le style affecté et grandiose du nouvel Opeth, un style qui me semble un peu moins pertinent mais qui reste efficace. Un style qui sur ce morceau fait mouche, là où il constituait la faiblesse des trois morceaux sur lesquels je me suis attardé en premier.

Et puis, il y a les trois raisons pour lesquelles j'aime au final beaucoup le disque. Les trois morceaux qui laissent la plus grande part de ce qu'il reste de génie dans l'esprit de Mikael Akerfeldt et de son groupe (on a facilement tendance à résumer ce dernier à l'ego de son leader, surtout depuis Heritage). Sur respectivement "Moon Above, Sun Below", "Voice of Treason" et "Faith in Others", le groupe montre ce que finalement on attendait le plus de lui : savoir se renouveler intelligemment, sans se trahir, et sans recycler de manière un peu mécanique des influences pourtant nobles. Ce qui fait la différence sur ces trois titres, c'est un regain d'ambition (longueurs des titres, structures complexes, meilleur dosage des influences, créativité de retour). Le premier, le fameux monstre de 10 minutes et son riff qu'on nous affirmait dément, est le meilleur titre de l'album, ni plus ni moins. C'est Opeth utilisant son nouvel univers symbolique et mystique de manière superbe, et au service d'un musique certes fortement influencée, mais d'une inventivité épatante. Le morceau est construit sur un riff (le fameux), qui revient dans les différentes parties du morceau, à chaque fois sous une forme légèrement différente. D'abord en retrait et en accompagnement, puis en force et dans toute sa splendeur, et enfin dans une suite de variations intéressantes. Le groupe joue enfin avec des structures alambiquées et très sophistiquées s'enchaînant avec le naturel qu'on lui connaissait et qu'on peinait à retrouver jusque lors. Et les différents registres de voix claire auxquels Akerfeldt à recours font totalement mouche, jusque dans le magnifique final du morceau, très sensible et émouvant. Le grand tort de la critique dure mais finalement plutôt juste de Pitchfork (malgré sa note couperet) est de ne pas dire un mot de ce petit chef d'oeuvre.

"Voice of Treason" est quant à elle l'équivalent sur ce disque du roublard "Famine" sur le précédent. On pense un peu à quelques exemples fameux de rock orientalisant avec ces cordes envahissantes et entêtantes. Le "Kashmir" de Led Zeppelin est ici une référence immédiate. Ce gimmick très efficace porte le morceau de bout en bout avec une belle intensité, tout comme la flûte apportait le dynamisme obsédant de Famine. Enfin, "Faith in Others", plus dans une inspiration solennelle et éthérée, comme autrefois les conclusions qu'étaient les sublimes "Folklore" (Heritage, toujours) ou "Hex Omega" (sur Watershed, dans un style plus monumental), vient démontrer que dans la veine plus sensible et émouvante, Akerfeldt et capable de produire des choses de toute beauté et beaucoup plus spontanées que la relative errance artistique de "Elysian Woes". Ici, son chant atteint un degré de pureté qui en donnerait presque les larmes au yeux, et le morceau est vraiment splendide.

"Pale Communion" est un disque difficile d'accès, mais pour des raisons peu habituelles. Le comprendre vraiment, c'est lui pardonner des errances qui ne peuvent apparaître comme telles que si l'on maîtrise un minimum la grammaire musicale du groupe, c'est savoir aimer des choses qu'on a dans un premier temps trop surévaluées, puis trop sévèrement jugées. C'est l'oeuvre d'un groupe finalement touchant dans sa sincérité comme dans sa prétention, humain après tout. Il y est question d'éternité et mysticisme de manière peut-être un peu trop insistante, mais aussi de trahison, de foi, de communion, comme si le groupe était parfaitement conscient de l'effet que produisent ses choix artistiques au sein de ses fans. Une fois qu'on a accepté et compris ces quelques scories attachantes, l'album recèle de beautés qu'on ne peut lui reprocher. Une intro à la batterie ici, un riff là, quelques morceaux de bravoure, des belles trouvailles harmoniques enfin. C'est un travail d'esthète, un bel objet musical qui déçoit peut-être parce que les attentes après un tel historique de qualité sont forcément démesurées. L'offrande est peut-être plus humble qu'il n'y parait et la suite à venir imprévisible. Personnellement, je ne vois pas le groupe persévérer dans cette voie, avec ce disque j'ai l'impression étrange qu'il a tout dit dans ce registre, qu'un disque de plus serait un disque de trop, une redite. Un retour aux sources et une relative mise en sourdine des influences serait peut-être salutaire.
Krokodebil
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le 2 sept. 2014

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