Pour Peter Gabriel, quitter le navire Genesis n'aura pas été une chose aisée, malgré le fait qu'il fut le "leader". Alors que le quatuor/trio connaissait un succès de plus en plus grand, celui de Gabriel était plutôt limité. Certes, on a eu droit à Solsburry Hill, très belle chanson retraçant son départ. Mais ça s'arrêtait là. La faute à deux albums qui n'arrivait pas à se situer entre chansons pop (Solsburry Hill donc, et Here Comes the Flood) et... autres bizarreries au ton morbide. Mais heureusement pour lui, les années 1980 arrivèrent et Peter Gabriel trouva enfin le bon équilibre. Pour l'anecdote, le label Atlantic Records (qui s'était chargé de l'exportation américaine du 2e album) refusa le 3e car c'était un "suicide commercial". Mais le 1er single Games Without Frontiers a connu un fort succès et ils supplièrent Gabriel de revenir. Malheureusement pour eux, il refusa et partit faire du bénéfice chez Mercury Records, là où Atlantic devait se mordre les doigts.
Le troisième album éponyme (qu'on appellera par son surnom Melt pour plus de facilité) est comparé à ses deux prédécesseurs un album extrêmement riche. Et les deux titres les plus emblématiques sont ceux qui ouvrent l'album : Intruder et No Self Control. Deux titres qui offrent une énergie sombre, tout en étant entraînante. Pour Intruder, c'est grâce à cette batterie sèche, mais n'utilisant que les tambours graves, joué avec brio par son ancien collègue Phil Collins. Pour l'anecdote, on dit que c'est cette chanson qui est la première à utiliser les "batteries sans reverb style 80", la faute à l'ingé son qui a produit par hasard cet effet. Cependant il faudra attendre la sortie de In the Air Tonight par ce même Phil Collins pour que l'effet soit popularisé. Le titre est également agrémenté de bruitages un peu dérangeants (cliquetis) et de guitares aux accords dissonants. Dans cette même veine, No Self Control, avec sa stéréo perturbante traite de la maladie mentale, est peut-être le morceau qui ressemble le plus aux projets de Robert Fripp (et notamment le King Crimson "math rock" des années 80, qui n'existe pas encore),grâce à cette prestation rythmé au marimba (on dirait les prestations de Tony Levin, mais apparemment il n'a pas participé à cette chanson).
Mais là où ces titres sont biens plus convaincants que ceux des deux premiers albums, c'est qu'ils tendent vers le pop, tout en restant dans leur registre bizarroïde. Les mélodies se retiennent facilement, comme pour Games Without Frontiers (chanson la plus pop de l'album, ainsi que son plus grand succès), ou la douce ballade Familiy Snapshot qui seront plus nombreuses à l'avenir. Mais ça n'empêche pas Peter de faire des "AaaAAaaaAAAaaaAAaaAAAa" en plein milieu des morceaux (à l'instar de I Don't Remember et son refrain entraînant). Gabriel parvient enfin à trouver le parfait équilibre entre pop mémorable et sa touche personnelle : les sons étranges et sombres.
C'est aussi avec cet album que Gabriel commence à pratiquer ce qu'on appelle la world music, bien que ça ne veuille pas dire grand chose. L'exemple le plus emblématique est sans aucun doute Biko, dont l'ouverture et la conclusion sont chantés en xhosa (langue d'Afrique du Sud), mais aussi la musique est accompagné par des tambours brésiliens (oui bon hein, on n'est pas à une approximation près). En fait, c'est surtout grâce aux divers percussions que Melt prend ce ton. Vous aurez peut-être remarqué qu'il n'y a aucune cymbale dans cet album, et c'est ce qui renforce le côté sombre et tribal de Melt.
Les paroles aussi sont mémorables. On n'est clairement plus sur des monstres fantaisistes de l'époque de Genesis. Mais Gabriel garde un goût pour l'ironie, le cruel et l'absurde. À l'image de Games Without Frontiers, comparant des conquérants militaires à des gamins jouant dans un bac à sable.
Toutes ces nouveauté auraient pu faire l'album parfait, s'il n'y avait pas l'intro/transition Start plus qu'oubliable, Lead a Normal Life un peu faiblarde, et And Through the Wire/No One of Us qui sonnent un peu comme une redite de I Don't Remember. En fait, la force de Melt est qu'il réussit à transcrire des caractères bien précis en l'espace en 6 chansons, sur les dix qu'il contient. C'est à se demander pourquoi les deux premiers albums n'avaient pas réussi à être sur cette voie. Pourtant, c'était quasiment le même casting all-stars : Robert Fripp pour la guitare, Phil Collins pour la batterie, Tony Levin pour son fameux chapman stick, Kate Bush pour les chœurs, pour ne citer que les plus connu.
Suite à ce succès critique et commercial, Peter Gabriel réiterera cet exploit avec un quatrième et dernier album éponyme, avant de se tourner vers une musique plus pop, et moins sombre...