Quel heureux hasard que la découverte d’Abbey Simon. Ce pianiste américain (1920-2019) est totalement méconnu en Europe, hormis dans les cercles de mélomanes avertis. Auprès d’eux, il a très bonne presse, et à juste titre selon moi : son Chopin vient rejoindre illico presto mes Everest en la matière : Zimerman, Arrau, Pogorelich…
Décrire le toucher d’un pianiste classique est toujours un exercice périlleux, mais je me lance : Simon est un perfectionniste, une sorte de redoutable pendule qui donne l’heure avec l’exactitude d’une horloge atomique, tout en conservant la rusticité d’engrenages mécaniques au bout de ses doigts. Ses notes s’emboitent, se dessinent dans l’air avec une extrême précision, chose permise notamment par son usage extrêmement modéré et intelligent de la pédale.
Les Sonates (No. 2 et No. 3)
Outre les aspects purement structurels, ces deux pièces à même de pourfendre les cœurs des moins romantiques sont ici interprétées avec une limpidité extraordinaire. Simon jouait sur un piano Yamaha et cela s’en ressent immédiatement pour ce qui est de la couleur des accords, spontanée et « explosive ». Leur clarté met à l’amende peu ou prou toutes les interprétations que j’ai précédemment écoutées.
Les Nocturnes
C’est là où les capacités de l’instrument, couplées à l’agilité virtuose de Simon pour alterner les pianissimos et les fortissimos se révèlent les plus intéressantes. Elles permettent au pianiste de dominer avec beaucoup de naturel les larges écarts entre la structure posée par la main gauche et les arpèges de la main droite, tout en dévoilant l’infinie coloration de chaque accord.
J’ai ainsi redécouvert, voire appris à apprécier ces pièces extrêmement célèbres du répertoire classique, qui m’étaient jusque-là parues un peu trop convenues. Et pourtant Simon en fait une interprétation qui a tout du dénuement. Mais cette frugalité, en retour, laisse un grand espace libre à l’introspection chez l’auditeur (quelque chose que parvient à susciter également Pogorelich dans son dernier disque sur Chopin, mais dans un style radicalement différent et atypique). Je pense d’ailleurs maintenant préférer l’interprétation de Simon à celle d’Arrau (Philips), au demeurant excellente.
Les Études
Dans une interview donnée une dizaine d’années avant sa mort et disponible sur YouTube, Abbey Simon disait de son enregistrement des Études pour VoxBox (label américain) qu’il était celui dont il était probablement le plus fier. Et sur un plan purement pianistique, la partition est en effet jouée à la perfection, trop peut-être.
Car quiconque a déjà entendu les deux cahiers sait que leur lyrisme peut et doit être exacerbé, déterré, si l’on ne veut pas tomber dans le seul exercice de style technique (même si Cziffra me fait mentir). C’est pour cette raison que cette interprétation est celle qui m’a le moins convaincu de toutes dans ce coffret. Je leur préfère largement celle de Berezovsky, inattaquable (Teldec, 1991), et de Yeol Eum Son (Universal, 2004), qui les a gravées à 18 ans.
Les Scherzos
On arrive au deuxième plat de résistance des enregistrements de Simon : les Scherzos. Les qualités de son jeu, vif, très séquencé et parfaitement éclairé par touches lumineuses et spontanées, permettent à ces quatre morceaux d’exception de reluire d’un éclat formidable. C’est dans ces pièces, où le silence joue un rôle important, que la prise de son superlative se fait ressentir de fort belle manière.
Les Ballades
Les mêmes louanges peuvent être faites sur les Ballades que sur les Scherzos, et surtout les Sonates, auxquelles elles empruntent pas mal d’idiomes que Simon fait ici rayonner avec adresse, sans jamais en rajouter (une constante de ce pianiste, en cela héritier de la tradition germanique du début du XXe siècle).
Même si ma préférence ira toujours à Zimerman (DG, 1988), on ne peut enlever à cette interprétation un souffle particulier, mélancolique, largement dû à la retenue sur la pédale (et au tempo, légèrement plus grave que chez Zimerman). Ce refus de l’artifice rend aux pièces tout leur clarté dans les passages lents. Et puis dans les passages rapides, une aisance des doigts, une fluidité ornementale ébouriffante, une dissociation des voix grave et aigüe absolument maîtrisée… Un grand coup de cœur.
Il me resterait à parler des Valses, Impromptus, les concertos etc., mais je n’ai rien d’autre à ajouter en plus de ce que j’ai déjà évoqué. Il faut aller écouter les interprétations de Chopin d’Abbey Simon, tout simplement ! Et son Rachmaninov, qui vaut aussi le détour…