"I must fight this sickness / Find a cure..."
Début des années 80. La cold-wave s'abat sur le rock anglais et produit son premier chef-d'œuvre, l'implacable « Closer » de Joy Division. « Closer », album testament de Ian Curtis (qui se suicida quelques mois avant sa sortie), et qui serait bientôt suivi d'une autre masterpiece britannique, celle qui nous intéresse ici : « Pornography ». C'était, précisément, en 1982.
Regardez dans n'importe quelle encyclopédie du rock, ces innombrables pavés qui n'ont de cesse de recenser « la Discothèque Idéale », et vous le trouverez. « Pornography » reste, dans ce style musical, le concurrent direct de « Closer », l'autre référence. Il a tout apporté aux Cure (réduits alors au trio Smith / Gallup / Tolhurst) : une crédibilité artistique sans faille, une élévation au rang de « dieux de la musique dark », une admiration sans bornes... Mais contrairement à Joy Division, Smith et ses acolytes ont eu la chance (ou le malheur ?) de survivre à cet album, malgré une inévitable implosion du groupe lors de la tournée qui a suivi sa promotion. Lorsqu'ils ont dû renouveler leur son, suivre la mouvance new-wave, ils ont alors goûté, à l'instar de New Order, au revers de la médaille : pour les journalistes comme pour les fans, c'était toujours moins bon que « Pornography », dont la noirceur authentique devenait, au fil des années, un fantasme que certains voulaient récurrent. Il aurait fallu refaire la même chose, encore et encore, exploiter le filon, quitte à en crever. Puis on leur a attribué, comme un fardeau, le titre grotesque de « groupe gothique », terme tellement galvaudé qu'on ne sait plus très bien ce qu'il signifie vraiment. Enfin, parmi ces fans qui les vénéraient en 1982, beaucoup les ont lâchés à peine trois ans plus tard, ne leur pardonnant pas de s'être acoquinés ainsi à la pop. On en croise encore aujourd'hui quelques-uns sur les forums, clamant le plus sérieusement et égoïstement du monde que Cure est mort, ou aurait dû disparaître, avec « Pornography ».
Pas facile, finalement, de produire un chef-d'œuvre. On en viendrait presque à croire que cet héritage glorieux du passé pèse parfois sur les épaules du Robert Smith d'aujourd'hui, quand on voit à quel point ce disque influent a chamboulé tout le monde, y compris lui-même. Et il faut dire qu'il y a de quoi être troublé par ce déferlement de sensations étouffantes, de nihilisme sauvage, de pulsions meurtrières. « Pornography » est une vision de l'enfer, mais sans Dieu ni Satan ; c'est la distinction que bon nombre de scribouillards qui aiment employer le mot « gothique » oublient souvent de noter. Nous sommes tout simplement ici au plus profond de l'âme, là où tout se joue, là où la part animale et la raison se disputent le corps. Le titre, trompeur (comme l'était celui de « Killing an Arab »), n'a pas vraiment de connotation sexuelle ; la pornographie exprimée à travers les huit titres de cet opus est plutôt celle d'une violence ordinaire, quotidienne, lucide et choquante, étreignant l'homme dans ses rapports amoureux, amicaux, sociaux. « Pornography » est l'incarnation expressionniste de l'existentialisme, avec sa batterie tribale et minimaliste, ses guitares tranchantes comme des lames de rasoir, sa basse glauque, ses textes délirants, et sa pochette abrasive, floue, sur laquelle se dessinent, derrière une main fantomatique, les visages distordus et monstrueux des trois membres du groupe. Quiconque l'écoutera pour la première fois n'en ressortira jamais totalement indemne, tant il possède un pouvoir de suggestion sous-jacent, tant le désespoir et l'angoisse le plombent de bout en bout. Mais curieusement, cette réaction aura souvent l'effet d'un électrochoc, comme si ce disque était un talisman apte à contenir et à évacuer toutes les émotions négatives. Et ce, grâce à une simple phrase de conclusion (« I must fight this sickness / Find a cure... »).
On l'aura compris, pour s'aventurer dans les méandres de cet album, réputé peu accessible, la meilleure solution est de dompter sa crainte, ou n'avoir rien à perdre. Ne pas avoir peur de se faire « agresser », par exemple, par la guitare tournoyante de « One hundred years », qui vous accueille pour mieux vous entraîner dans sa chute, vers un puits sans fond ; par les premiers mots de Smith aussi, qui sonnent pourtant comme une épitaphe résignée (« It doesn't matter if we all die »). Par les échos avides de sa voix sur « A short term effect », affamés, oppressants. Il faudra oser s'enfoncer dans ce « Hanging garden », fiévreux comme une transe chamanique, peuplé d'animaux fantasmagoriques, de masques inexpressifs, et accessoirement, « faux » single de cette œuvre sans concessions ; pouvoir supporter la solitude et la tristesse abyssales qui émanent de « Siamese twins », danse macabre de deux amants cannibales ; vivre ce cauchemar éveillé, cette perte de conscience hallucinée, cet abandon de toute résistance qu'est « The figurehead ». Entrevoir, sur « A strange day », cette lueur diffuse dans un ciel aux reflets apocalyptiques, sonnant comme une délivrance ; ou regarder sans agir, sur « Cold », un cœur battant se vider de son sang, puis geler et tomber en morceau, broyé par des synthés frigorifiques. Viendra alors le titre ultime, « Pornography » ; et avec lui, ces voix d'outre-tombe parlant un langage incompréhensible, sourdes et inquiétantes, peste noire noyée dans les tripes, comme autant de pulsions grouillantes qui vivent puis meurent dans la seconde, inlassablement.
A vingt-trois ans à peine, drogué et dépressif, Smith aura donc engendré un album aussi malade qu'il ne l'était à l'époque, mais d'une qualité assez inouïe. Complété de « Seventeen seconds » et « Faith », « Pornography » formera la dernière pièce d'un puzzle que les spécialistes appelleront par la suite la « trilogie glacée » du groupe. En 1983, une pop psychédélique salvatrice remettra le leader des Cure sur pieds, le libérant pour un temps de ses tourments. Et l'histoire continuera, marquée à jamais par cette blessure musicale brûlante.