Entre 1980 et 1982, le parcours des Cure s'est avéré être d'une cohérence totale : après avoir mis en place une pop introspective extrêmement fine avec Seventeen Seconds, le son curien semble avoir gagné en expressivité avec Faith et son rock vaporeux – ça et là entrecoupé de spasmes de douleurs –, épousant constamment les errances et les angoisses du leader du groupe. Autant dire que, durant ces années, peu de facteurs influent sur la direction que prend la formation (alors réduite à l'état de trio), si ce ne sont les humeurs du chanteur/guitariste.
Seulement voilà : fin 1981, au sortir de la tournée de promotion de Faith et du spectral single Charlotte Sometimes, Smith est imperméable à toute idée d'espoir et sombre dans la drogue. Seules les idées les plus noires – dont bien évidemment celle de la mort, qu'il avait déjà abordée lors de son dernier album dans des morceaux aussi évocateurs que « The funeral party » ou « The drowning man » – l'inspirent. Au bord du suicide, il décide alors de poursuivre la démarche entamée avec les deux œuvres précédentes en produisant (avec ses compères Simon Gallup et Lol Tolhurst) un disque en totale adéquation avec son état d'esprit du moment : il s'agira alors sans doute, compte tenu de l'effroyable dépression qu'il traverse, du projet le plus ambitieux de l'histoire de The Cure.
Et c'est donc dès le printemps 1982 que sort leur nouvel album, Pornography. Si le succès public est au rendez-vous, les réactions des critiques sont dures, voire acerbes : Rolling Stone ira jusqu'à le qualifier comme relevant d'une crise existentialiste adolescente. Sur ce point, la célèbre revue n'a d'ailleurs peut être pas tout à fait tort, Smith lançant dès le premier morceau : « It doesn't matter if we all die », citation qui pourrait presque prêter à sourire sortie de son contexte. Et pourtant … il suffit d'être attentif aux sonorités du disque – tour à tour abruptes, violentes, rougeoyantes, distordues, cauchemardesques, tranchant à de nombreux niveaux avec les deux précédents – et à tous les mots prononcés par Smith pour se rendre compte que, si crise d'adolescence il y a, c'est alors de la plus monstrueuse qu'il s'agit – au sens d'auteurs comme Lautréamont ou Baudelaire. D'ailleurs, comme chez ces écrivains, l'assertion introductive relève plus de la mise en garde que de l'aphorisme : pour se confronter à ce disque, il faut être prêt à se complaire – avec Smith lui-même – dans cet océan de démence et de détresse crûment délivré aux oreilles de l'auditeur (le titre tape-à-l'œil de l'album prend alors tout son sens). Si « Pornography » ne comporte que huit morceaux (comparables aux huit cercles d'un enfer éminemment personnel, sans Diable ni démons), il ne laisse aucun répit à qui voudra y faire face.
Dès l'écoute du premier morceau, « One hundred years », la perspective baudelairienne apparaît clairement : par-delà la fameuse assertion évoquée précédemment, le titre se révèle être le plus violent, voire le plus cruel jamais composé par le groupe, constituant ainsi une sidérante mise en garde : la boîte à rythme – la seule de l'album – impose sa marche frénétique, les guitares tournoyantes sont d'une agressivité inouïe, et les visions proposées par Smith sont plus crues les unes que les autres.
Après cette débauche de démence vient le stupéfiant « A short term effect » : la batterie de Tolhurst s'éveille subitement et, par sa rythmique mécaniquement martelée à un volume bien plus élevé que dans les deux disques précédents, s'apprête à occuper la première place de l'instrumentation jusqu'au dernier morceau. Quant aux paroles, elles laissent aisément entrevoir le thème traité (« A day without substance » …), tandis que les mots de Smith résonnent dans de cliniques échos s'aggravant peu à peu – comme si la substance émanait des pores du disque pour finalement altérer la perception de l'auditeur. De la même manière, d'étranges effets sonores enveloppent le chant, créant un univers fluctuant et claustrophobe.
On atteint ensuite la troisième piste, qui peut se voir comme la porte d'entrée du cœur de Pornography, l'enchaînement « The hanging garden » - « Siamese twins » - « The figurehead ».
Le premier morceau introduit le timbre que la batterie adoptera dès lors jusqu'à la cinquième piste – plus proche du tambour que de la batterie traditionnelle, conférant à l'album une dimension tribale, sauvage. La basse de Gallup, discrète jusque là, devient alors omniprésente et les paroles de Smith se mettent à dégager un lyrisme noir remarquable. Dans « The hanging garden », unique single de l'album, les rythmes sont entraînants et les paroles, énigmatiques, évoquent un Éden païen et nocturne où s'accouplent d'étranges créatures et où les hommes, arborant fourrures et masques, sont livrés à leurs plus bas instincts.
Une douce transition nous mène ensuite, presque rêveurs, vers le morceau suivant, « Siamese twins », sans conteste l'un des sommets de l'album. Le rythme imposé par la batterie, plus lent, en privilégie l'intensité ; sur ce rythme viennent alors se fixer la basse languissante de Gallup et la guitare aux reflets flamboyants de Smith. L'ensemble, d'une étrange sensualité, prépare à ce qui est peut être le chant le plus remarquable du disque (avec celui du morceau suivant). La voix est claire, distincte, plaintive – on est bien loin du Smith désincarné de Faith. De toute la discographie des Cure, Pornography est sans doute l'album le plus charnel. Les paroles de « Siamese twins » le montrent : il n'y est question que de chairs, étreintes, brûlées, ou bien dévorées par les vers.
Après ce monument de sensualité morbide, la même transition nous fait alors accéder au point culminant de l'album, « The figurehead ». Brutalement, la batterie de Tolhurst reprend son rythme plus rapide, tout en préservant l'intensité adoptée lors du morceau précédent, conférant alors au titre une dimension martiale, soutenue par une basse de plomb tranchante. Sur cette rythmique froide et impitoyable se greffe Smith qui, avec sa voix suppliante et sa guitare brûlante, délivre alors la plus bouleversante des complaintes (les paroles sont exténuantes de beauté). En une chanson (qui fait office d'introspection ultime et destructrice – on y découvre un chanteur rongé par la honte et les remords), le groupe parvient à cristalliser tout le mal-être exprimé par son leader depuis le début de sa carrière. Au final, « The figurehead » est peut être le morceau le plus humain du groupe ; celui qui, au milieu d'un disque rempli de visions cauchemardesques et glaçantes, nous remémore l'essentiel : l'image d'un jeune homme d'à peine vingt-trois ans qui se sent terriblement mal.
Le sixième morceau, « A strange day », nous fait regagner l'atmosphère mécanique et hallucinogène du début de l'album ; et, si les arrangements et les paroles restent d'une noirceur sans concessions, il reste le seul à offrir une perspective d'échappatoire à travers l'espoir d'une apocalypse grandiose – « And the sand, and the sea grows, I close my eyes ... », seule apte à délivrer le chanteur de ses tourments. Mais même cet espoir ne saurait se réaliser.
Plutôt que de mourir happé par les vagues, Smith – et nous avec – semble être voué à un enfer de glace ; le paroxystique « Cold », de sa batterie foudroyante soutenue par la voix grave d'un violoncelle et par le souffle glacé et magistral des claviers, ne laisse aucun espoir de fuite ou de rédemption, et semble vouloir enfoncer une fois pour toutes l'homme dans son état de folie dépressive.
Aussi le dernier morceau, qui confère son titre au disque, apparaît comme un point de non-retour. Le son curien, après avoir exploré sur trois albums les tréfonds de la conscience du chanteur, s'affranchit désormais de toute aspect mélodique, si ce n'est la batterie barbare conduisant le morceau ou les trois accords pesants d'un clavier – seuls repères possibles d'un auditeur perdu dans un maelström de sons plus distordus que jamais, soutenus par un Smith transfiguré proférant d'effroyables litanies (« I'll watch you drown in your shower »). « A strange day » laissait entrevoir la fin du monde comme une délivrance ; « Pornography » la rend plus effrayante que jamais, la dilatant, l'amplifiant au maximum. Et pourtant, au terme du titre, le leader des Cure change subitement son propos et assène avec une violence prophétique : « I must fight this sickness … Find a cure !... I must fight this sickness !... ». Les voix déformées reprennent cependant le dessus, et le disque s'achève sur une brutale rupture.
Si Pornography a sans doute permis à Smith d'extraire de lui une grande partie de son mal-être, l'effet n'a cependant pas été immédiat : le « Pornography tour », la tournée censée promouvoir le disque, s'est avérée chaotique, exacerbant les tensions au sein du groupe et lui faisant frôler une fin prématurée (comme en témoigne l'ahurissante improvisation « The Cure are dead », qui conclut un concert à Bruxelles). L'exclusion de Simon Gallup a finalement marqué la fin de cette période, de loin la plus sombre qu'a traversée la groupe.
Après quelques mois de repos (les Cure n'en ont connu quasiment aucun depuis Seventeen Seconds), le duo Smith-Tolhurst revient à la musique en explorant, sur demande du label, des horizons bien plus pop. Fin 1982 sort le single Let's go to bed, titre au comique amer qui cache mal l'épuisement psychologique de Smith. Les singles qui suivront s'éloigneront définitivement de la trilogie glacée du groupe (bien que la coldwave hantera encore quelques temps certaines face B – il suffit d'écouter le poignant « Lament »), et redonneront des couleurs à son leader qui mènera alors sa formation au sommet de la pop, jusqu'à l'intimiste Disintegration en 1989, dernier bon disque du groupe.
De nombreux puristes reprocheront aux Cure de s'être définitivement attelés à la pop. Mais pouvait-il en être autrement ? Les expériences qu'ont été les albums coldwave auront mené le groupe dans ses derniers retranchements, le menaçant même de devenir un Joy Division bis. Smith, en artiste total, aura alors sublimé cette crise avec ce dernier disque d'une noirceur sans équivoque, faisant office de geste artistique absolu pour permettre la renaissance du groupe. Qu'importe ensuite qu'il n'ait plus produit de chef-d'œuvre ; The Cure a survécu, et a depuis offert de nombreuses perles (quand bien même l'intérêt de leur musique est décroissant depuis une vingtaine d'années).
Et restent ancrés dans l'histoire du rock trois disques exceptionnels, véritables monuments de la musique introspective, et dont l'écoute permettra toujours aux nouvelles générations de connaître le génie qui a habité le groupe et son leader.