Une musique corporelle brillante qui ne néglige jamais le cerveau.

Lorsque la musique peut être décrite comme de la musique relaxante ou de la musique d'ambiance, elle fait généralement référence à quelque chose qui n'a pas grand chose d'intéressant. De la musique d'arrière-plan. Mais il y a des exceptions, rares mais elles existent.

Massive Attack avec Protection est le plus grand et le plus bel exemple.

Sa musique d'ambiance dans le meilleur sens possible est suffisamment luxueuse et enfumée pour s'installer confortablement dans votre entourage sensoriel et suffisamment subtile et captivante pour inciter des personnes qui découvrent l’objet à s’exprimer : “Hé! Mec, c'est quoi l’son?"

Co-produisant avec Nellee Hooper, le collectif Massive Attack a livré un autre coup de maître en utilisant, comme ils l'avaient fait sur "Blue Lines", des musiciens et des chanteurs invités tout au long de l'album.

Après donc, ce 1er album classique, Shara Nelson, dont la voix a magnifié Safe From Harm et Unfinished Sympathy, a quitté le groupe pour se concentrer sur sa carrière solo. Son départ a laissé Massive Attack sans muse féminine pour canaliser les chansons. Le groupe s'est mis à chercher une nouvelle divinité vocale pour élever leurs chansons. Ils ont posté une annonce dans le NME qui disait “Une chanteuse recherchée pour un groupe de pop de renommée internationale. Influence Aretha Franklin et Tracy Chapman.” Ils ont fini par recruter une chanteuse d'origine nigériane nommée Nicolette et contacté Tracey Thorn du duo Everything But The Girl et Le grand Reggaeman Horace Andy qui ont rejoint le projet. Tricky l’avant-gardiste était toujours là.

Septembre 1994, PROTECTION.

"This girl I know/Needs some shelter…“

Protection s'ouvre avec un coup de poing si discrètement dévastateur qu'il pourrait prendre des mois pour arriver au reste de l'album. La chanson titre d'ouverture utilise pleinement sa durée de près de 8 minutes pour présenter lentement mais avec confiance ses éléments. Au moment où le clavier glisse autour des 30 secondes, vous êtes face à quelque chose d'inoffensif aux premiers abords et pourtant... Tracey Thorn réalise une performance vocale puissante, regardant sans crainte les sons qui s'intensifient progressivement et livre certaines des paroles les plus émouvantes pour un album de Massive Attack. La voix de Thorn est dotée d’une force qui sonne comme un cri de guerre subtil. “I’ll stand in front of you, And take the force of the blow/Protection.” Une ligne magnifique au milieu de ce monde sonore.

l'album franchit une étape impossible avec le somnambule “Karmacoma”. Vous allez vouloir un subwoofer décent pour celui-ci. Le rythme vous donne juste le temps de trouver votre équilibre avant que la basse ne passe et vous frappe en pleine poitrine. Tricky et 3D font équipe avec de la poésie enfumée qui fait tourner la pièce dans laquelle vous vous trouvez. “You sure you wanna be with me I’ve nothing to give, Take a walk take a rest, taste the rest. Deflowering my baby, are you my baby mate, I must be crazy.” C’est un hymne tribal, un sort jeté qui semble venir des tréfonds d’une fête vaudoue au cœur du Bénin. Le magnifique "Karmacoma" pourrait bien être la meilleure chose que ces gars aient jamais assemblé.

Le bien nommé Three voit la voix particulière de Nicolette entrer en piste. Une électro douce et lente mêlée à une instrumentation mystique, riche. Les paroles sont saisissantes et entêtantes. C’est hypnotique :

“Oh, I'm missing everything I knew

It's just so hard to be a child

Oh, I'm missing all the things I knew

Yet wish I knew nothing at all

I wish I knew nothing at all”

Entraîné par la séquence de piano improvisée du producteur Nellee Hooper, “Weather Storm” apporte un moment confortable et moelleux mais paradoxalement, jamais mou. Instrumental de 5 minutes en suspension, de la musique d’ambiance par excellence.

"Spying Glass" présente le toujours sous-estimé Horace Andy étranglant chaque voyelle pour un maximum de plaisir. C’est un des plus grands titres Dub jamais créés, c’est dense, ça pousse inexorablement à la consommation de cannabis, les deux dernières minutes sont un Trip musical absolu, entraînant, qui vous retournera le cerveau à coups sûrs. Un monument.

Tracey Thorn livre une autre performance vocale stellaire sur “Better Things”, blessé mais déterminé. “You say the magic’s gone/Well I’m not a magician”, déclare-t-elle à un amant errant avec une rage à peine dissimulée. Une fois de plus, l’instru est remarquable, une boucle d’une guitare grattée, des nappes qui s’échappent et reviennent et une basse (reprise d’un vieux titre de James Brown) qui prend une place considérable. Un titre profond et songeur.

“Euro Child” voit le retour de Tricky. Les sentiments de crainte et de tristesse transpirent tout au long du titre avec des lyrics une fois de plus marquantes, presque cinématographiques. “I walk in a bar and immediately / I sense danger / You look at me girl if I was some kind of a / a total stranger.” Production complètement unique, qui ne ressemble à rien de ce que vous pouvez avoir déjà entendu. D’une richesse folle, une chanson Trip Hop de grande qualité où même une trompette plaintive à sa place.

La nappe urbaine "Sly" est magnifiquement complétée par des cordes fantastiques, mixées et arrangées par Mr Craig Armstrong, compositeur écossais de musique orchestrale moderne, de musique électronique et de musique de film. La voix de Nicolette vous emmènera au bout du monde, sa voix est si douce et pleine de caractère à la fois. Et cette ligne magique :”Somewhere in music I can hear the bells / I heard a thousand years before / There’s always more…”. Et pour me répéter encore, la production est éblouissante, les 2 dernières minutes sont une invitation à la lévitation, grosse sensation.

Intrigant est le premier sentiment à l’écoute de “Heat Miser”. Là aussi, Craig Armstrong est présent dans la production, aidant le groupe à fabriquer un ovni absolu. Conçu à l 'aide d’un mélange improbable des respirations lourdes du trio ainsi que celle de Nellee Hooper le co-producteur, et Tricky, “Heat Miser” présente une mélodie de piano digne d’un film d’épouvante et d’un rythme clair imposant presque dénué de Charleston. Puis une basse type année 80 arrive et fait monter le palpitant, un mélange d’orchestration et de purs claviers électroniques envoie le genre vers de nouvelles contrées, jamais explorées jusqu’alors.

L’album aurait dû s'arrêter là mais étonnamment nous avons, en clôture, une reprise Live de “Light My Fire” des Doors, et c’est vraiment étrange et surtout, pas à sa place. Drôle d’outro, un mystère pour clore Protection. Tant pis…

“Protection” a permis à Daddy G, 3-D et Mushroom, les 3 membres du groupe, de garder des kilomètres d'avance sur tous les imitateurs que leurs débuts avaient influencés.

Ce deuxième album délivre une musique corporelle brillante qui ne néglige jamais le cerveau. Massive Attack s'éloigne légèrement des influences soul et hip-hop qui ont défini leurs débuts. Il ne les a en aucun cas supprimés, mais Protection les a vus bien plus comme des influences que comme quelque chose que l'on entend réellement dans leur musique. Protection comprend également quelque chose de nouveau, qui n'a pas été énormément entendu sur Blue Lines : de grands instrumentaux. La production est, ici, toujours exceptionnelle, unique (aucune piste ne ressemble à l’autre), elle ne remplit pas simplement l'espace, mais apporte une contribution précieuse, essentielle à l'album.

Les paroles aussi sont d’une importance capitale. Tracey Thorn a écrit ses propres chansons, un mélange de mélancolie, de résignation et de clarté sentimentale sur des lignes qui résonnent encore longtemps après l’écoute.

Les paroles du trio et Tricky sont souvent saisissantes, métaphoriques parfois, et parfois très imagées, elles sont d’une précision frappante. Le sentiment de menace, de tristesse, voire de désespérance se fait ressentir à chaque piste. Oppressant et passionnant.

(A noter que les visuels des covers qui ont accompagné singles et Ep, sont conçus par 3-D, qui est un des premiers graffeurs UK.)

Pour conclure, Protection est le deuxième album d’une trilogie (le chef-d'œuvre Mezzanine arrivera 4 ans plus tard) qui apportera la preuve ultime que Massive Attack était le groupe des années 90 le plus inventif et le plus gratifiant de Grande-Bretagne.

Un album de Trip-Hop par excellence, un sommet du genre.

Une version Dub, remixé par Mad Professor, nommé NO PROTECTION est sortie par la suite. Un trip halluciné à découvrir absolument!