Parlons un instant d’un album qui a eu une influence cruciale dans mon expérience d’écoute musicale pendant trois ans (en somme, ayant vingt-et-un ans, depuis le début d’une vie « dans la société ») – un objet contradictoire, modeste et ambitieux, moderne et passéiste, rafraîchissant et ringard, joyeusement dissensuel, Psycho Tropical Berlin. Une blague très sérieuse aromatisée marijuana, mojito, références, et facile à écouter, hantée par des samples de feignants, difficilement classifiable et un peu irritante.
Adoubée par les Inrocks, La Femme n’écrit pas très bien ; enfin, elle n’écrit pas pour être « comprise » ou donner beaucoup de sens à ses chansons. Elle est inoffensive. Elle semble s’inspirer des recueils dadaïstes qu’on trouve à 50c sur les quais de Seine, patchwork d’écriture automatique, de surréalisme bon marché (mais de la meilleure volonté) et d’un psychédélisme allégé en matières grasses. Mais au but : elle m’a beaucoup touché. Double lumineux de Sexy Sushi, elle n’en a pas la portée satirique et repose en tout sur un seul élément : les sens. L’album est obsédé par les sens, en parle tout le temps, surtout s’ils sont perturbés, exacerbés ou en manque. Prenez Sur la planche, véritable supplique de la Femme à la laisser s’adonner au plaisir érotique d’une journée à la plage. Le mot-clé de la chanson est sensation, comme la phrase « sur la plage, dans le sable… » et la séquence musicale qui y est rattachée, légèrement modifiée par les interventions progressives des instruments. Le procédé artistique doit être connu : pour donner de la force à un élément nouveau dans une séquence, rien de tel que de l’introduire après de nombreuses répétions de la même structure. Tout le morceau repose sur cette spirale.
Cette « technique », l’album en use et abuse avec joie. Et finalement, comme 80% de la production un peu psyché, trip-hop ou progressive de ces trente dernières années, ça sent bon les années d’or de Pink Floyd et les loops obsessionnelles qu’ils ont démocratisés (Echoes, On the run, Time – ou Money, pour la porosité à la pop et à l’efficacité single de La Femme). À la lecture des interviews ou à la réécoute des compositions, le jeu de la référence s’impose en colonne vertébrale. On cite Elvis, les clichés de la musique orientale, du rock surf ou yéyé, mais dans une structure rigoureuse ; ils s’assument, s’amusent, et veulent écrire pour aujourd’hui. Cette volonté trouve une drôle de cohérence quand ils reconnaissent ne se passionner que pour le passé.
Et cela donne même un (très) grand côté Tarantino à la galette : on ne cesse de faire écho à des œuvres antérieures au XXIe siècle et si possible d’avant-garde ou underground ; l’album ressemble à la soundtrack d’un film barré ultra-rythmé estampillé Dupieux, Gaspar Noé ou Vincent Macaigne. Le tout, en plus, s’écoute sans mal, on n’est pas là pour se prendre la tête (et qu’on ne me dise pas que Pulp Fiction ou Reservoir Dogs épuisent le spectateur de leurs questionnements philosophiques, on approche bien plus ici d’un débat sur le pourboire ou de la meilleure analyse de Like a Virgin), mais rares sont ceux à dire que Tarantino écrit comme un pied ; même si on n’a pas affaire à un recueil de Musset, Psycho Tropical Berlin donne une très belle dimension, extrêmement liée à la légèreté de la musique comme un entrelacs d’ADN, à des thèmes conséquents : l’infidélité (ou l’adultère ?), le désir, la décadence de l’Occident, la dépression, la rupture amoureuse, le féminisme (avec une grâce décérébrée, dans Si un jour par exemple) les excès de la science… Et globalement, l’objectif reste le même : insuffler de la joie, un optimisme, une danse. Il y a toujours quelque chose de la fête excessive – et de ses symptômes ou des rechutes (après Sur la planche, It’s Time to Wake Up, après Saisis la corde, Le Blues de Françoise). La continuité de morceaux comme La Femme, Interlude et Hypsoline rend aussi cette impression de durée, de rêve ou d’hypnose, ce que les effets sonores, comme des filtres, renforcent. Il faut voir les clips de La Femme, tenter l’expérience de leurs délires visuels à trois sous parfois géniaux (Amour dans le Motu, Hypsoline et plus récemment Sphynx…), entre carton-pâte, film suédé, gothisme, ringardise et érotisme.
Parfois l’album me paraîtra durer deux heures, parfois seulement vingt minutes. Parfois je ne me sentirai pas du tout concerné par les thèmes, parfois j’aurai l’impression qu’on a écrit les paroles pour moi. C’est quand même une belle ambivalence.
Sans La Femme, je n’aurais sans doute pas écouté si vite Histoire de Melody Nelson, L’Homme à la tête de chou ou tout Gainsbourg (quand bien même il s’est imposé à moi comme une évidence, mais c’est une autre histoire), je ne me serais pas autant intéressé à la scène alternative française et aux perles qui s’y cachent, peut-être même que je serais resté étranger au hip-hop des années 90 (et ça n’a pas aucun rapport)… En somme, ils ouvrent les oreilles, possédés par le démon de libérer à tout prix (« Aéroport d’Orly, je pars pour l’Amérique, je laisse derrière moi tous ces souvenirs tous ces problèmes ») d’un présent castrateur, d’un futur menaçant, des routines, des contraintes sociales (notamment, et l’influence Gainsbourg totalement assumée par le groupe trouve alors tout son sens, sexuelles, qui après un essor extraordinaire, semblent elles aussi subir de vilaines rechutes aujourd’hui – péremptions prématurées du couple, inquiétantes menaces sur l’IVG, maintenance de la phallocratie, réinvention laborieuse de la conjugalité, commercialisation du sentiment amoureux et on n’en finit jamais d’en faire la liste).
Comme dirait Kuzco, « ne pourrissez pas mon groove ». Même si les petits bobos underground qui se paient des T3 dans le 6e arrondissement et vivent des rentes de papa sont les premiers à se la jouer cool en écoutant La Femme – et que forcément, ça peut définir un public ou une cible commerciale chez Barclay –, ça ne change rien à l’objet et à son capital sympathie, voire son potentiel à séduire les mélomanes sans complexe. Ces petits malins fans de films expressionnistes et de nanars émergent comme des zombies des caves de Biarritz où les vinyles de Marvin Gaye et de Santa Esmeralda devaient tourner toute la nuit, ils se sont motivés à faire leur propre tambouille et leur succès ou leur public n’enlèvent rien à l’énergie créative, naïve et exaltée, du Berlin psycho-tropical.
(Si vous pouvez n'écoutez que la version Deluxe où vous trouverez Witchcraft et Jaded Future)