... Se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Difficile de mieux dire que Rimbaud au seuil de sa Saison en enfer, coup de poing dans le champ poétique de son siècle, qualité comparable à celle que promit Nicolas Winding Refn en lâchant sa phrase sur Hyena. À l'instar de Tarantino, l'an dernier, sur Big Bad Wolves, thriller ultra-violent lui aussi, le chef de file d'un cinéma entre l'avant-garde et le grand public nous vend ce film bleu-noir déjà récompensé aux festivals comme le porteur non pas seulement d'une réussite, mais de l'avenir du genre, excusez du peu. C'est à peser.
J'y cours tête baissée le jour de sa sortie, profitant de l'offre hebdomadaire d'un petit cinéma génial du centre-ville (l'Utopia, amis toulousains, évidemment), masochiste à mon habitude, convaincu de me prendre la claque promise, l'espérant, à vrai dire. On ne mange pas souvent les claques qu'il faut dans les salles obscures, et même si je n'ai pas échappé à Sea Fog, dernier-né des maîtres d'œuvre de Memories of Murder (déjà disparu des programmations, ce qui n'a rien d'étonnant malgré les qualités immenses du film) et que j'ai déjà goûté ma petite mandale thriller / drame social du printemps, j'y retourne, et cette bande-annonce avait tout pour me mettre en appétit. (Vous pouvez la regarder sans crainte, je la recommande presque, elle ne ment pas et ne trahit rien.)
Seigneur, Hyena n'a pas volé les 10, 9 et 8 que les membres lui ont donné. Avant tout, le contrat est rempli d'un point de vue rythme et on en a pour son argent. D'entrée de jeu, séquence d'ouverture dantesque - infernale, onirique et cauchemardesque -, Gerard Johnson donne le ton du polar presque négligemment, puis le sublime quelques plans plus tard. Explosions de cocaïne, verres, violence, couleurs fluo refniennes. C'est léché, mais le tout tient sur rien ou presque ; caméra à l'épaule, plans rapprochés un peu bâtards, musique assourdissante, premier degré distancié par l'esthétique. On connaît.
Le film prend sens avec brutalité dans son déroulé et l'installation minutieuse de ses moteurs d'action. On sent que chaque détail aura son importance, que les fusils de Tchekhov sont chargés et que le scénariste a le doigt sur la gâchette en continu. Je ne peux même pas vous dire qu'on ne tire jamais avec ou que la structure est à peu près "classique" au sens commun, bien efficace et finalement sans surprise. Néons sans cesse allumés, plans vertigineux au milieu d'un océan de sueur qui s'enchaînent ; rails de coke, alcoolisme, larmes, coups et couteaux plantés dans la chair avec bonne humeur. On ne s'ennuie pas beaucoup et la forme brûle de feux divers, répandant une odeur de bière, de transpi et de plastique cramé dans la salle. Hyena est souvent crado, c'est le principe, aussi. Mais il touche, c'est certain, à du sublime. À ses points d'orgue, le même que Dante ou que Rimbaud.
On entre avec Micheal Logan (Peter Ferdinando implacable de justesse), son bedon, ses quarante piges, ses cheveux graisseux, ses péchés et sa lucidité trouble dans les sentiers brumeux et sanglants du trafic de drogue londonien. Logan n'est jamais net, on en a vite conscience, et il a plutôt l'air d'aimer ça. C'est quand il commence à devenir gentil que ça se corse. De là, le film prend sa dimension totale et prophétique ; le ripoux, nouveau messie mains-dans-la-merde amenant aux bas-fonds puants du "proxénétisme avancé" la porte vers le monde civilisé, et inversement ? Double-émissaire prêt à retrouver la voie du Bien ou à en éclaircir la définition ?
Hyena pue le sang, l'efficacité, et le siècle. Je vous jure que Refn ne mentait pas et que ce n'est pas une partie de plaisir que d'affronter ce film. Il offre une chose rare : renverser la cervelle à la sortie. Bonjour le cliché, minuit sonnant, du besoin de parler à l'ouvreuse du choc reçu, "Vous avez vu Hyena? - Non ? eh bien, il donne envie d'appeler sa famille pour dire qu'on les aime." C'est con comme tout mais ça ramène à l'essentiel, comme ça, sans prévenir. Il montre des fils de pute, des pères de famille, des martyrs, des anonymes, des souris, des femmes et des hommes, jamais gratuitement. L'horreur, après le trash, devient effroyablement banale, mais toujours glissée au compte-goutte. Le suspense, après ses fondations brutes de décoffrage, devient fébrilement subtil, dans un crescendo imperceptible, une accélération retenue à en effiler les rênes. Les larmes ne sont pas gratuites et le cinéaste sait ce qu'il fait ; pas de leçon humaniste, pas de conclusion, et comme souvent avec les petits chefs-d'oeuvre, l'absence de conclusion n'est pas une fuite du tout (car déjà l'évidence a jailli).
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Et dans cette tragédie horlogère, on arrive à éclater de rire, sincèrement, comme la hyène.