“I hope you never know, dear boy

How much you miss” 



Le homemade McCartney, malgré son aspect bucolique, pastoral et charmant indéniable, n’a pas vraiment trouvé grâce aux yeux du monde. Placé à côté des pompeux Plastic Ono Band et All Things Must Pass de ses estimés ex-collègues, la tambouille préfigurant la home music faisait bien pâle figure. Tandis que Paul s’amuse et chante son amour pour la jolie Linda, Lennon s’introspectionne et CRIE le sien pour sa Yoko, tandis que George Harrison se réinvente en Dylan anglais pour son triple album de country pop spectorien. Même Ringo se fait la part belle avec son Sentimental Journey, reprises de grands classiques de la chanson enregistré pour faire plaisir à madame Starkey mère. Clairement, on attendait plus de Beatle Paul, devenu tête pensante officieuse du plus grand groupe du monde depuis leur abandon de la scène en 1966, et il est évident que le « resaisissement » devait avoir lieu. Le retour aux affaires de Paul McCartney, on parle de Ram aujourd’hui, sorti en 1971 chez Apple Records. 


Au-delà de sa signification symbolique, la séparation des Beatles est un véritable imbroglio légal. Entre droits d’éditions, d’auteurs et de gestion de la compagnie et de la marque qu’ils ont créé, les dissensions sont majeures. Dans un sens, l’on pourra dire que ce qui a clairement tué les Beatles, c’est le décès de leur manager historique Brian Epstein en 1967. Mais quel rapport avec Ram ? Car je vous assure qu’il y en a un … 


Pour gérer le massif business des Beatles et face à la réalisation rapide de leur propre incompétence dans ce domaine, l’embauche d’un manager se révèle vite indispensable. Depuis l’enregistrement de l’Album Blanc, le groupe fait chambre à part, s’alliant en quelques occasions. L’unité parfaite des débuts est bien loin. John Lennon et George Harrison, rejoints par Ringo Starr veulent Allen Klein, homme d’affaire américain à moitié véreux, ayant déjà escroqué les Rolling Stones à leur insu, tandis que Paul McCartney opterait plutôt pour l’avocat (américain lui aussi) Lee Eastman. Le seul hic, et véritable opportunité pour les autres, c’est que celui-ci se révèle aussi être son beau-père, géniteur de la jolie Linda, déjà madame McCartney. L’attaque est facile, d’autant plus que l’ingérence musicale du bassiste a déjà étant bien critiquée, notamment par le taiseux George Harrison, la jugeant sévèrement castratrice. 


Finalement, les trois l’emportent, et de fil en aiguille Paul se retrouve à devoir attaquer ses ex-comparses en justice, garantissant au final une liquidation effective de l’entité Beatles. Flairant l’embrouille Klein, McCartney veut se désolidariser de la société Apple, afin que ses futurs revenus d’artistes solos ne soient pas impactés des futurs détournements (effectifs eux aussi) de M. Klein. Néanmoins, une désolidarisation de la société entraîne dans l’esprit une destruction totale, puisque privée d’une partie substantielle de ses revenus, étant donné que la majorité du catalogue Beatles est cosigné Lennon-McCartney. Apple est un réel fatras, constamment surendetté malgré les apports monétaires massifs des quatre Beatles, révélateur de l’esprit foutraque de la fin des sixties, et un mémoire de trois cents pages pourrait être consacré à la dissolution de l’entité, puis à sa reconstruction, mais ce n’est pas notre propos. 


Les tensions s’enveniment d’autant plus quand un pauvre Ringo Starr est expédié comme messager dans la ferme écossaise des McCartney, afin de lui intimer la consigne de retarder la sortie de son premier ouvrage en solo, afin de ne pas faire ombrage à Let It Be, dernier « album » des Beatles, issu des sessions avortées Get Back et allègrement spectorisé avec l’assentiment enthousiaste de Lennon et de Harrison. Les critiques sont froides envers McCartney, et celui-ci met en chantier son deuxième album, écrit en Ecosse puis enregistré aux Etats Unis, en visite auprès de la famille de son épouse, son père étant le représentant légal de Paul, respectivement à New York et à Los Angeles.


Il travaille au préalable sur un single avec le producteur Phil Ramone (Billy Joel). L’enthousiasme autour du simple « Another Day/ Oh Woman Oh Why » va l’encourager à poursuivre cette voie, pop légère et assez bucolique.  Pour Ram, McCartney abandonne le concept du do it yourself alone (qu’il retrouvera à la fin de la décennie). Il assemble des musiciens américains, Hugh Cracknell (guitare électrique) et Denny Seiwell (batterie), en outre de Linda aux choeurs avec laquelle il cosigne l’entièreté du disque, assurant au couple une source de revenus puisque ceux des Beatles sont gelés durant l’action judiciaire. Celui-ci s’offre même le luxe de l’orchestre philarmonique de New York, tandis qu’il officie brillamment à la basse, à la guitare et aux claviers.  


Ram est rétrospectivement considéré comme une des œuvres les plus marquantes de son auteur, ce disque marque un réel retour aux racines Beatles de McCartney, tout en les américanisant et tout en s’affranchissant de ce lourd héritage. Après la parenthèse acoustique de McCartney, on retrouve ici du matériel plus construit, dans la continuité de ses participations à Abbey Road, et préfigurant le pop rock charmant de Wings. Malgré tout, ce premier essai est marqué d’une certaine peur, d’une hésitation parfois. L’on a pu rêver d’autres arrangements, de choses plus grandes, mais imaginez un peu la tension qui repose sur les épaules de McCartney… 


« Too Many People » débute les hostilités, comme une attaque à tous ces gens qui vous disent quoi faire, croire en quoi, perdre du poids, saluer qui … Ce fut à posteriori vu comme une pique satirique envers John Lennon, bien que musicalement la chanson soit dans la pure tradition mccartneyienne, avec des efforts remarqués dans les ruptures couplets/refrains et dans le pont. Cela augure du mieux, du meilleur, au son de cette guitare quasi-baryton, ensoleillée. 


« 3 Legs » est un semi-blues/rockab contant l’histoire d’un chien à trois pattes ne pouvant pas courir, et c’est ce titre que Lennon retiendra comme le meilleur de Ram. C’est pourtant plus faible que ce qui vient ensuite…  « Ram On » donne son nom au disque, et semble un léger impromptu enregistré sur le fait avec un McCartney au ukulélé. Noyé dans les chœurs et la guitare jouée capo bas, ainsi qu’un délicat Wurlitzer, c’est bucolique au milieu de New York, et donc réellement sublime.  


« Dear Boy » est une réelle splendeur, parfait par des chœurs absolument divins de Linda McCartney. Ici, Paul s’adresse à l’ex de Linda, père de Heather, en lui disant « quel manque de pot, si tu savais le bonheur que tu rates »… Bâtie en mineur, tout en variations légères, c’est sans aucun doute une des meilleures chansons de toute la carrière post-Beatles de McCartney, et une de mes préférées, toutes musiques confondues. Basée sur un grand travail au niveau des harmonies, tant sur sa propre voix que sur celle de Linda, « Dear Boy » est une absolue réussite, qui ne vous quittera plus. 


Arrive le hit du disque, l’étrange (et écho direct au medley de la face B d’Abbey Road) « Uncle Albert/ Admiral Halsey » est en réalité constitué de trois chansons différentes. En réalité, et comme souvent avec lui, McCartney a assemblé trois bribes lui étant venu à l’esprit, sans doute à des intervalles de temps très différents. Il s’excuse assez tranquillement auprès de son oncle Albert, bien réel et vivant à Liverpool, sur un joli motif de guitare. Le pont nous offre un bel été anglais chaud, on entend même les criquets, puis le piano arrive et Paul s’adresse à l’amiral Halsey (commandant américain durant la seconde guerre mondiale) sur un ton très british et enjoué, rythmé par une entraînante trompette. Le tout se finit sur la rengaine « Lil gypsy get around », autre délire de McCartney toujours prompt au non-sens typique d’Albion (plus que John Lennon) quand il s’agit de chansons.  Cet ensemble se révèle vraiment séduisant et enjoleur, et atteindra la top des charts  des deux côtés de l’Atlantique, au grand dam de ses ex-collègues. Rythmiquement complexe, et jouant sur des changements d’ambiances rapides et efficaces, « Uncle Albert/ Admiral Halsey » est une autre perle de Ram.  


La face A s’achève avec le rock chaloupé de « Smile Away ». Le riff est efficace, et McCartney se la joue à la « Oh ! Darling », où il durcit à outrance sa voix ronde et douce. Cela contraste complètement avec la douceur des titres précédents, on passe de Cat Stevens aux Faces à titre de comparaison. Cela reste néanmoins très bon.  


« Heart Of The Country » est avec « Ram On » ce qui se rapproche le plus des travaux autogérés de l’album McCartney. C’est totalement bucolique, lui et sa guitare acoustique, une discrète guitare électrique assurant le contrepoint. Ce sont les joies de la vie à la campagne qui sont décrites. C’est un morceau délicat et charmant, montrant McCartney à son plus dépouillé.  


C’est l’étrangeté complète de « Monkberry Moon Delight », intraduisible réellement, qui rompt cette tranquillité. La guitare électrique tisse un motif hypnotique, tandis que la rythmique est assurée par un constant piano et une basse monolithique. La voix de Paul se fait à nouveau furieuse, et est contrebalancée par les harmonies plus douces de Linda. On renoue avec le psychédélisme maintes fois exploré avec les Beatles dans cette nouvelle tentative presque surréaliste. Impossible d’expliquer cette chanson, tant par la démarche que par l’acte (et je ne suis pas vraiment certains qu’une explication n’ait jamais été prévue…). 


Suit « Eat At Home », pastiche de Buddy Holly et ode au … cunnilingus ! Après réflexion, l’image de « manger à la maison » s’impose à votre esprit. Ne soyez pas choqué ! Lennon avait déjà inauguré la tradition « physique » des Beatles avec la couverture dépouillée de son Two Virgins de 1968 (avec Yoko Ono) puis son « Everybody Got Something To Hide Except For Me And My Monkey » assez équivoque. McCartney lui-même avait goûté à cela avec son « Why Don’t We Do It In The Road », récit d’une copulation de deux singes observée sur le bord de la route en Inde. Décidément, l’Album Blanc est une œuvre assez grivoise… Excepté cela, c’est un titre noyé dans l’écho, certes moins marquant que ce qui va suivre.  


« Long Haired Lady » est une nouvelle ode à Linda, préfigurant le « My Love » de Red Rose Speedway deux ans plus tard. Paul s’amuse à parodier les fameux « Well, Well, Well » de John Lennon, déjà enregistrés formellement sur Plastic Ono Band. La voix de Linda est carillonnante, et peut sembler dans le genre des adolescentes stupides, éternel chewing gum dans la bouche, pour une fois contrebalancé par les douceurs rondes de la voix de McCartney. Malgré tout, c’est charmant, et l’on retiendra volontiers ce final très cinématographique, où quelques cuivres font même une apparition.  


C’est « Ram On » qui revient, par le même fondu avant que « Eight Days A Week ». La chanson prend une nouvelle ampleur, affranchie de son installation. Enroulée dans les chœurs de Paul et Linda, cette reprise annonce le dernier titre de Ram…  La sublime « The Back Seat Of My Car » où Paul McCartney s’offre l’orchestre philarmonique de New York. Cette ballade orchestrale est simplement magnifique et s’adapte parfaitement à une virée en voiture, cela tombe plutôt bien. Mention spéciale à l’introduction, juste avant que l’orchestre prenne le devant. Paul est un grand garçon et n’a plus besoin de George Martin pour diriger un ensemble classique. Les voix de nos deux chanteurs s’entremêlent parfaitement pour finir Ram dans un feu d’artifice. « He believed that he can’t be loved », au passé c’est certain. 


Anecdote en plus, McCartney aimera tellement les travaux orchestraux qu’il élaborera une version symphonique de Ram, baptisée Thrillington et qui sortira de manière inaperçue en 1977. 


Clairement, Ram est fabuleux. C’est certainement le meilleur album solo de Paul McCartney, et il aurait dû lui permettre un retour en grâce aux yeux des critiques. Néanmoins, et comme souvent, la réalité en sera bien autrement et l’étiquette « muzak » sera de plus en plus associé au maintenant solitaire bassiste. Cela n’empêchera pas Ram de toper les charts aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, n’en déplaise aux snobs. Car la pop de McCartney n’est pas snob, loin de là, elle se préfère accessible tout en gardant cette complexité perfectionniste qui fait toute la saveur de l’œuvre de l’ex-Beatles.  


En réalité, tout Ram peut être pensé via le prisme de la crise légale et personnelle qui oppose Paul McCartney aux ex-Beatles. Déjà, c’est le seul album de l’œuvre de Paul entièrement cosigné avec Linda, pour des raisons financières comme nous l’avons vu, mais comment ne pas y voir une pique envers John Lennon, ayant pour manie d’associer Yoko Ono a absolument tout ce qu’il fait. Un titre comme « Too Many People » voit le bassiste à son plus cinglant, attaque indirecte envers ses ex-collègues, notamment Lennon, multipliant dans la presse les attaques écrites envers Paul et Linda. Face à cela, John répondra avec un « How Do You Sleep ? » plus qu’acide et déplacé sur Imagine quelques mois plus tard (avec la fameuse comparaison entre « Yesterday » et « Another Day », « tu n’es plus capable que de ça, McCartney ?), tandis que Paul mettra de l’eau dans son vin dans le tragique « Dear Friend » sur Wild Life, le premier Wings fin 1971. Toi qui prônes que la guerre est finie, pourquoi t’escrimes-tu à vouloir m’atteindre ? Voilà en soi le cœur du nœud …  


Mais cela s’adapte en soi aussi à Ringo Starr et George Harrison, bien que le symbolisme de la crise avec Lennon soit généralement plus évocateur, McCartney adressant par ailleurs un doigt d’honneur général au verso de Ram, plaçant à côté d’un cliché de lui et sa famille, Linda, Heather et Mary, une photo de deux scarabées copulant. Comprendra qui voudra. Même la pochette se veut en opposition aux autres, en rupture avec la sobriété ambiante des travaux des ex Beatles Paul choisit un jaune canari, des petites fleurs et une écriture bleue. On le voit gaiement tenant les cornes d’un bouc, en tenue de ferme. Décidément… Dernière anecdote pour terminer, Lennon ne pourra pas s’en empêcher, il parodiera la pochette de Ram dans une carte postale inclus dans les premières éditions d’Imagine, on pourra le voir attraper les oreilles d’un porc … Ah, ces anglais !  


Excepté tout cela, le visionnage du documentaire Get Back de 2021 montre que les germes de Ram étaient déjà plantés en 1969 et que certaines pistes furent explorées avec les Beatles lors des sessions à Twickenham. Observant une fois de plus l’aval du public, McCartney décide de se lancer plus loin et de former un groupe, Wings. Contrairement à ce que tout le monde a pu penser, c’est Paul qui tirera le mieux son épingle de la décennie 70, Lennon, Harrison (Starr rentre-t-il en ligne de compte?) se cassant progressivement la figure au cours des années …  


Mais ça c’est une autre histoire !  


J’aimerai vous quitter avec l’évocation de ma découverte de Ram, une journée d’hiver de janvier. Il faisait si froid, et je n’avais pas cours. Malgré un monde masqué à l’époque, je décidais de marcher sur les quais de ma ville, avec le fleuve roulant à mon côté. C’est à ce moment que la beauté de Ram se révéla au jeune adolescent que j’étais encore. Sous un soleil qui ne parvenait pas à chauffer ce monde, malgré les apparences, je marchais au son de ce disque toujours sublime aujourd’hui. J’allais rejoindre des amis ensuite, puis rentrer chez moi paisiblement, me démasquer pour recommencer demain. C’était des temps plus simples, sans nul doute… mais Ram est toujours là lui, et quel bonheur sans fin.  Right away!


Ram, le tant aimé.   

lyons_pride_
10
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le 27 août 2024

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