Avril 77 : depuis quelques mois, Paris bruisse de rumeurs de plus en plus précises sur ce mouvement "punk" qui est en train de tout révolutionner à Londres. On passe régulièrement chez Music Action, place de l'Odéon, prendre des nouvelles, et acheter les premiers 45 tours importés d'Angleterre. Et puis dans les bacs apparaît cet album improbable : "Rattus Norvegicus". On aime bien le nom du groupe, les Étrangleurs, mais sur la pochette, les mecs ont l'air maquillés (!) et surtout... VIEUX !!! Quand on pose la pointe dans le sillon et que démarre le premier titre, "Sometimes", on entend de l'orgue, du p... d'orgue (comme chez ELP ou chez les Doors...) et quasiment pas de guitare. C'est quoi ce truc ? Heureusement les premiers mots de la chanson nous réjouissent : "un de ces jours, je vais t'en mettre une...". Et puis il y a ce son de basse, démentiel, jamais entendu encore...
Et comme ça, le premier disque des Stranglers va souffler le froid et le chaud : punk, pas punk ? Difficile à dire. La musique est brutale, très brutale même. Les paroles sont méchantes, grossières : les Stranglers se moquent de tout le monde, jeunes, vieux, mecs, nanas, pauvres, riches, laids, beaux, nul ne semble à l'abri de leur vindicte et de leur mépris. Mais d'un autre côté, il y a ces longs solos de claviers, cette discrétion de la guitare électrique, cette durée des morceaux, et puis ces mélodies, bon dieu, toutes ces mélodies tellement suaves, tellement... jolies, déplacées presque, ici.
Les journalistes anglais se déchaînent contre le groupe : ces mecs sont des imposteurs, la preuve, ils savent jouer de leurs instruments ! Et en plus ils vivent dans les égouts, ils sont répugnants. On raconte que JJ Burnel, le bassiste français (l'horreur !), maître en arts martiaux, cogne régulièrement sur les membres de leur public dont l'attitude ne lui plaît pas !
Tout cela n'est bien sûr pas totalement vrai - encore que... -, mais sur l'album, il y a "Hanging Around", l'une des chansons les plus immédiatement excitantes entendues depuis longtemps, une véritable bombe. Et puis il y a ce final de "Down in the Sewer", après que le chanteur ait martelé qu'il allait s'accoupler avec un rat pour donner naissance à une race de SURVIVANTS : d'un seul coup, la chanson décolle, touche presque au sublime. Directement des égouts aux étoiles...
Avril 77 : on vient juste de découvrir un groupe majeur, dont la musique va nous accompagner des décennies durant. Et faire notre bonheur. Alors, punk ou pas punk ? Franchement, on s'en fout complètement !
[Critique écrite en 2021]