Redemption City
6.2
Redemption City

Album de Joseph Arthur (2012)

Redemption City et (Mankind) The Crafty Ape sont des double-albums. Déjà il y a vingt ou trente ans cet exercice était périlleux : le coût de l’enregistrement (heures passées en studio), les perspectives de ventes a priori faibles (disque plus cher à la vente), le temps nécessaire à l’auditeur pour digérer l’œuvre maousse, autant de raisons qui ont fait de cet objet un monstre, pour le public et pour les producteurs. Sans compter que d’un point de vue artistique, on peut compter sur les doigts de la main les groupes qui ont réussi ce pari un peu fou, voire mégalomaniaque : maintenir un même niveau d’exigence sur plus d’une heure de musique. Dans un contexte aussi moribond pour l’industrie musicale, le geste réussi du folkeux Joseph Arthur et du collectif progressif Crippled Black Phoenix tient donc de l’héroïsme. Analyse.

Dans le cas de Joseph Arthur, la situation est toute particulière puisque l’américain a sa propre maison de disques depuis quelques années. Les risques pécuniaires c’est donc lui qui les prend. Et en l’occurrence, Redemption City est offert ( !), l’album étant téléchargeable gratuitement sur son site internet. Seule l’édition vinyle est payante, Arthur faisant sans doute confiance à sa base de fans acquise depuis quinze ans. Crippled Black Phoenix vient en revanche de signer sur une petite maison de disques (Mascot Records), et cette dernière est spécialisée dans le rock progressif et le métal, deux genres qu’affectionne particulièrement le combo. Le groupe espère donc que son bébé sera choyé par ce label « spécialisé ». Ces deux démarches différentes permettent de saisir comment des artistes au faible potentiel commercial peuvent assurer un tel projet au sein d’un marché aujourd’hui réduit à peau de chagrin.

Ces bases étant posées, on perçoit au moins deux traits de caractère en commun chez ces musiciens qui peuvent expliquer qu’ils se soient lancés dans l’aventure du double-album. D’abord une forme d’hyperactivité. Celle-ci se manifeste chez Joseph Arthur par une certaine frénésie artistique : peintre (il a créé sa propre galerie d’art), poète et donc musicien, ce natif de l’Ohio n’arrête jamais et on peut légitimement voir les vingt-quatre chansons de Redemption City comme le reflet de ce caractère insatiable. Quant à Crippled Black Phoenix, si le groupe a commencé son parcours en tant que projet parallèle de Justin Greaves (ancien batteur du groupe de stoner-doom Electric Wizard), celui-ci s’est rapidement mué en projet à part entière : trois albums en moins de quatre ans, dont deux doubles, le rythme est pour le moins soutenu ! On peut donc considérer (Mankind) The Crafty Ape comme la suite logique de plusieurs années passées à composer, encore et encore, sans pause ou presque.

Enfin on perçoit chez ces artistes une attention particulière portée à l’objet disque, ce qui n’est plus si fréquent aujourd’hui, que ce soit du côté des musiciens ou des mélomanes. La dématérialisation est passée par là ! Autrement dit on sent que ces personnes sont nées avec le disque physique et qu’ils gardent une certaine nostalgie de ces groupes qui ont marqué l’histoire de la musique par leurs chansons mais aussi leurs pochettes (on pense à The Wall de Pink Floyd, à Melancholy & the Infinite Sadness des Smashing Pumpkins, Tommy des Who…). Ainsi, Joseph Arthur s’occupe lui-même du sleeve de ses albums, et il est souvent superbe. Quant aux Cripple Black Phoenix, on n’est jamais déçu non plus, leur fascination pour les animaux pouvant être vu comme un concept à lui seul. Leur identité ne s’en révèle que plus riche.

Tout cela pour dire que sortir un double-album est forcément le fait de musiciens totalement dévoués à une forme d’absolu musical, qui passerait chez Jospeh Arthur et Crippled Black Phoenix autant par le perfectionnisme que par le stakhanovisme. Cet absolu exige notamment deux critères : cohérence de son et d’esprit pour favoriser la continuité de l’écoute, respirations pour éviter la saturation. Ce qui est vrai pour un disque simple l’est d’autant plus pour un double ! Il en est ainsi de la pop psychédélique et brumeuse de Redemption City, qui lorgne parfois du côté de l’électro lo-fi par le biais de beats puissants et/ou déglingués, de synthétiseurs éthérés. L’équilibre se trouve entre les chansons bien balancées du premier album (« Travel as Equals », « No Surrender Comes for Free »), ses soli de guitare inspirés et langoureux (« You’re not the Only One ») ou ses monologues débités dans l’urgence (« I Miss the Zoo »), et sa version expérimentale et hypnotique (les surprenantes douze minutes de « Surrender to the Storm ») en forme de second souffle sur le deuxième disque.

Avec ces mêmes qualités d’aération et de cohérence (Mankind) The Crafty Ape fonctionne différemment. Les chansons respirent de l’intérieur, de par leurs structures longues et tourmentées qui alternent passages calmes et tumultueux. Et le groupe trouve son homogénéité sonique via une technique assez ambivalente : ils n’hésitent pas à recycler de manière ostentatoire les sons, structures et ambiances de leurs glorieux aînés du rock progressif, mais ont le don de savoir les ancrer dans une certaine contemporanéité. Dans les faits cela se traduit dans un même morceau par des soli ou des orgues directement inspirés par Pink Floyd ou un mellotron façon Genesis (période Peter Gabriel s’entend) sur « The Heart of Every Country ». On a aussi le droit à des cuivres barrés hérités de King Crimson sur « Born in a Hurricane » ; quant à Black Sabbath, on y pense forcément en écoutant « Release the Clowns » et son riff pesant des tonnes.

Dans les deux cas, on a ici des ovnis dans la production musicale actuelle, des disques hautement ambitieux, œuvres totales qui exigent patience et implication de la part des auditeurs. Des musiciens qui prennent des risques et les assument avec brio. C’est bon et ça nous gonfle à bloc pour cette année musicale qui s’annonce sous les meilleurs auspices : ceux de l’audace.


Francois-Corda
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Créée

le 11 juin 2024

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François Lam

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