Reflektor
7.3
Reflektor

Album de Arcade Fire (2013)

" Is it a dream, is it a lie ? I think I'll let you decide. "

(A album obèse, critique obèse, désolé.)


Au-delà de l'aspect musical et d'un catalogue très solide il y a une caractéristique chez Arcade Fire qui les a toujours placé parmi mes groupes essentiels : le fait d'écrire principalement des chansons « tristes » sans jamais étouffer l'espoir ou l'énergie vitale, sans jamais s'engouffrer dans un cercle vicieux de mélancolie ou une dépression crasse. Mais en faisant passer sans problème l'intensité dramatique ou la tonalité douce-amère via le chant et l'instrumentation. L'idéal en gros pour une écoute qui prend un minimum aux tripes sans pour autant piétiner son moral (même si les vrais savent que toute excellente chanson déprimante est dans un sens galvanisante, de par la prouesse musicale et/ou artistique – j'aime autant Closer que Funeral). C'est évidemment sur ce dernier que la juxtaposition est la plus saisissante grâce à ses textures, mais même leur chanson la plus amère, « My body is a Cage» de Neon Bible, en est un bon exemple : d'un côté vous avez la reprise de Peter Gabriel misérable - au sens propre -, de l'autre le baroud d'honneur du groupe, porté par une énergie baroque et une rythmique salvatrice. C'est assez rare qu'une chanson aux tons suicidaires puisse insuffler un peu de vie à l'auditeur.

Bien sûr il y a les violons, les chœurs entraînants, la complémentarité des vocalistes ; mais c'était pour moi l'essence de la musique du groupe canadien, plus que l'esthétique indie rock ou la spontanéité amateuriste de leur débuts impossible à reproduire sincèrement. Arcade Fire c'était aussi un subtil équilibre entre un lyrisme constant et une humble présentation qui ne masque pas les fragilités (avec une urgence dans le chant plutôt qu'une affectation pompeuse façon Bellamy ou Bono), entre des thèmes forts et une écriture aussi bien poétique que maladroite. C'était là tout le charme du groupe, même si bien sûr le fait d'être formation stable et mixte de grands enfants multi-instrumentalistes menée par un couple de songwriters (parents depuis peu d'ailleurs), distante des médias et survoltés en live y contribuait.
Autant prévenir de suite, le groupe a décidé de changer son approche avec Reflektor, et pas seulement au niveau du style. Il est moins lyrique que les deux premiers, moins personnel et accueillant que The Suburbs. Par contre il y a des prises de risque, du groove, et leur plus gros travail sur la rythmique, l'ambiance et l'intéraction des instruments. (Reflektor s'apprécie mieux au casque, à mon avis.)
Et on y retrouve honnêtement plus de sensibilité dans les compositions que dans la majorité des pistes de The Suburbs, qui m'avait légèrement déçu du point de vue de l'instrumentation un peu convenue malgré quelques fulgurances. Je ne savais pas très bien où placer mes attentes.

Mais elles étaient inévitablement hautes car si AF est assez loin de faire consensus, c'est en ces temps troubles un sérieux candidat pour être le groupe de sa génération (qualité constante, hymnes rassembleurs, un style qui emprunte peu au passé et des albums pas totalement déconnectés de la société : contrepoint de la morosité ambiante liée à la guerre en Irak, miroir de la crise financière, écho à l'urbanisation et son impact sur l'individu...). Ainsi que l'étendard du rock indé censé apporter la lumière au peuple depuis le franc succès de The Suburbs et le grammy raflé juste après à la concurrence (imposante). Cette fois-ci le groupe dépassera rapidement le million de vue sur Youtube... Les gus semblent se jouer de cette attention toute particulière (cf la campagne marketing entre teasing arty et second degré) et refuse encore une fois le surplace, bien déterminé à créer une autre œuvre à l'identité marquée. Et ce sans bien sûr sacrifier l'accessibilité puisqu'il y a clairement l'intention de faire danser les foules. Louable, et on peut également apprécier leur envie de faire de ce nouvel album attendu un petit événement d'autant plus qu'ils ont évité par je ne sais quel miracle le leak précoce – on a tellement l'habitude des albums qui sont passés par la 'hype' et l'anti-hype avant même leur sortie, là l'expérience simultanée rappelle un peu l'effervescence de The King of Limbs. Du coup on appréhende dans son coin, on ne sait pas quoi penser de la critique divisée qui a dû faire son job après une seule écoute, on se dit toutefois qu'avec les morceaux dévoilés ça ne peut pas être honteux. Mais bon, la moitié sont des lives et on est quand même face à un double album concept qui fait la part belle au synthétique et aux pistes de 6 minutes (tellement de mots inquiétants en relation à Arcade Fire) - doux Jesus.

Ce monstre démarre sur son single éponyme qui est le morceau d'ouverture le plus ambitieux du groupe et le plus réussi depuis Neighborhood #1 à mon avis (à la première écoute j'aurais dit l'inverse, comme quoi). Certains auront d'ailleurs noté que les premières secondes sont un sample retouché de son intro au piano. Ça commence tranquillement : Regine et Win se relaient au chant mais derrière la rythmique ne chôme pas : batterie disco, boucle de synthé groovy et même des congas. La production lumineuse et sautillante est l'empreinte de James Murphy (LCD soundsystem) même si je trouve son influence stylistique discrète sur l'ensemble de l'album. La transition un peu kitsch bouleverse enfin le mode « roue libre », c'est le passage de l'autre côté du miroir. Le morceau s'emballe, petit caméo de Bowie qui joue de sa voix troublante, ligne de clavier d'une efficacité diabolique, enfin les synthés et le chant se mêlent pour un joli final d'électro-paranoïa. Rien de révolutionnaire mais un mix inédit et fun dont l'efficacité éclipse la durée. The Suburbs est loin, très loin. Si ce premier morceau annonce sans détour une nouvelle affinité pour le groove et les rythmiques dansantes ainsi qu'un recours accru aux claviers, cuivres et synthés, il faut quand même signaler qu'il n'est pas très représentatif de l'album.

Pas le temps d'émerger que le groupe enchaîne avec un autre morceau taillé pour les discothèques (plutôt hip), conduit par une basse façon Bille Jean certes mais dont l'ondulation m'a surtout rappelé « Black is Black ». Win Butler est en grande forme mais on remarque aussi le retour du violon de Sarah très bien intégré. La juxtaposition du clavier insistant et du synthé ronflant est plus que vicieuse ; il y a quelque chose de gênant à l'idée qu'on puisse conduire avec Reflektor dans l'auto-radio. Elle s'étend peut être un peu trop mais distribue mélodies accrocheuses, harmonies addictives et instrumentation bien sentie sur un groove d'or. De quoi modifier votre perception du temps. Bon par contre Flashbulb Eyes me fait un peu penser à MGMT qui aurait remixé du dub-reggae, ce qui titille le sens critique. Disons pas le moment le plus glorieux, mais je commence à l'apprécier et le bassiste est servi avec cette fournée, on va enfin reconnaître son existence. On enchaîne avec Here Comes The Night Time, peut être pas le genre de tout le monde avec l'absence de vraie mélodie et le focus sur les rythmiques et les sonorités exotiques, mais je la trouve vraiment super fluide et maîtrisée pour sa longueur.

Les trois dernières chansons forment un enchaînement moins dépaysant. Normal Person d'abord, le numéro le plus rock de leur catalogue avec un Win détraqué qui n'est pas sans rappeler Bowie sur certaines intonations. Le songwriting est affûté, les percussions légères et les cuivres ajoutent un peu d'originalité et même affaiblie par l'enregistrement en studio elle dégage une puissance brute plus que rare ces temps-ci. Un des morceaux les plus évidents, bien plus efficace que Month of May dans son genre. You Already Know est la plus ensoleillée de toutes avec sa mélodie enjouée et sa guitare de jangle pop, mais ce n'est qu'une éclaircie sur le danse-floor comme le rappelle la production. L'orage n'est pas loin sur Joan of Arc qui abandonne très vite un punk rudimentaire pour muter en hymne glam épique – avec un hook vocal en français particulièrement magique et improbable. La frontière avec la parodie est comme d'habitude très fine mais on est pas si loin de retrouver la grandeur mystique d'un Black Wave/Bad Vibration sur la fin.

On remarque quand même que depuis We exist le séquençage est cohérent mais le disque un peu moins, jonglant d'un genre à l'autre - un véritable kaléidoscope des années 70. Soit le groupe est parti dans toutes les directions depuis The Suburbs, soit – plus vraisemblable – il s'est lancé dans un mélange d'hommage et de pastiche pour coller à son thème. Ce qui expliquerait les faux extraits de live/retransmission dans les transitions. Car pour le coup cette première moitié représente tout ce qu'Arcade Fire n'a jamais été, du style musical à l'esprit. Un moment irrationnel, une nuit effervescente où le groupe (et l'auditeur?) met de côté son identité, ses habitudes et devient "The Reflektors" comme il s'était fait appeler durant la promotion. Cela pour un enthousiasme éphémère, avant de se rendre à l'évidence qu'il manque quelque chose de plus... viscéral. Un coup de poker qui peut aliéner des fans mais a au moins le mérite de rendre l'album très très varié et on a pas la redondance de beaucoup de double albums. On y retrouve clairement les influences caribéennes après le séjour du groupe à Haïti puis en Jamaïque pour l'enregistrement ; l'introduction excentrique de Normal Person pourrait être moins ironique qu'il n'y paraît car Win disait en interview vouloir faire de la musique qui puisse parler à toutes les populations. Ma plus grande déception étant peut-être que le groupe n'arrive pas, dans l'absolu, à totalement transcender ce premier acte.

Car si je trouve le deuxième acte meilleur dans son ensemble, le contraste l'aide beaucoup : il est plus cohérent bien sûr, plus émotionnel et atmosphérique aussi. La reprise contemplative de Here comes the night time aurait moins d'ampleur si elle n'arrivait pas à point nommé, suite logique de Joan of Arc et permettant l'introspection du narrateur après la mascarade, annonçant l'arrivée des choses sérieuses. Elle introduit pour moi le meilleur enchaînement du groupe depuis Funeral, même s'il a tendance à se révéler au fil les écoutes.
Awful Sound d'abord, ballade mélancolique à l'écart du tumulte, introduite sur un rythme dense mais reposant pour une ambiance flottante. Je trouve la sonorité dissonante en question absolument sublime dans le contexte. Elle renforce aussi l'impact de la mélodie mielleuse à souhait sur un refrain plein d'espoir, rendu un peu plus léger grâce à Regine – encore une autre chanson du groupe qui réconcilie avec l'humanité. L'outro joyeuse à la Hey Jude sur une texture à la Radiohead période The Bends est chaleureuse mais un peu convenue. Tout ça n'empêche pas de s'enfoncer plus profondément (en enfer, si j'ai bien suivi) avec It's Never Over ; atmosphère claustrophobique à la clé et composition agréablement tendue, propulsée par son riff post-punk démoniaque. On peut juste regretter que le groupe la joue encore une fois prudent sur la fin pour amorcer la virée malsaine qu'est Porno - tout en susurrant des paroles qui semblent jouer avec la patience de l'auditeur. Celle-ci ressemble à du Depeche Mode réactualisé tout en ayant plus de substance que n'importe quoi sur leur dernier album. Un peu suspecte au premier abord, elle est normalement très insidieuse avec son refrain. Les synthés comme les arrangements sont classes, les variations de la mélodie sont bien senties et font presque oublier la longueur excessive : on attendait pas Arcade Fire sur ce terrain et encore moins à ce niveau (même s'il ne faut pas être allergique au genre).
Le climax me semble atteint sur Afterlife, seul hymne funeral-esque de l'album qui prolonge la lignée glorieuse des avant-derniers morceaux sur les albums d'Arcade Fire. Je ne suis pas totalement fan de la version studio qui atténue les bongos et met en avant le "cliquetis", mais en même temps elle ajoute une profondeur avec l'accentuation des basses : guitares tonitruantes et synthé pulsatiles. Un improbable mix de New order et d'afrobeat (polyrythmes légers, cuivres) qui fonctionne et possède tout ce que j'évoquais en préambule. Plus que jamais Win dicte la marche, donnant du poids à chaque syllabe pour un chant de plus en plus urgent et la chanson dégage un charme irrésistible (je suis fan des choeurs). De plus il incarne un personnage innocent totalement perdu, en plein délire existentiel post-traumatique mais qui n'aurait pas pu être plus tragique et galvanisant. Et puis il y a un côté universel et atemporel là-dedans.

Derrière Supersymmetry joue la modestie et s'élève lentement vers les cieux avec ses synthés hypnotiques et ses arrangements délicats, concluant un voyage qui emprunte aux années 80 mais réussit comme 'Reflektor' à trouver son identité sonique, au-delà un simple pastiche. Il y a une sorte de piste cachée façon Kid A à la fin de l'album (et une autre optionnelle avant Reflektor) franchement pas nécessaire mais passons, elle ne change rien.
Au final cet album est encore plus l'antithèse de Funeral que Neon Bible : peu organique et ultra-référencé ; post-moderne, frivole et factice dans sa première moitié, nocturne et poisseux dans sa seconde (à l'exception d'Afterlife).
C'est aussi leur album qui demande le plus d'attention et d'implication : fini les envolées lyriques, les instruments marginaux mis en avant ou les chansons carrées de The Suburbs. Ici suivre le groove, prêter attention à la section rythmique est essentiel. Le succès de l'album tient d'ailleurs moins à l'appréciation individuelle des pistes qu'à sa capacité à vous happer dans son universdansant et/ou cinématique pendant plus d'une heure – quelque chose que son prédécesseur faisait mal. Ses forces et faiblesses résident dans le fait qu'il regorge de gimmicks, d'effets, de références "datées", et cela peut aussi bien charmer que gêner l'immersion car perçus comme ringard ou cliché (Daft Punk et Arcade Fire, même combat).
On peut aussi relever certaines mélodies peu marquantes voire inconfortables, certaines percussions un peu pataudes. Même si le gros épouvantail de l'album reste sa longueur, surtout que les deux disques sont faits pour être écoutés à la suite. Et bien honnêtement avec un second disque pareil ce n'est pas le plus gros de mes soucis (par rapport à la distance émotionnelle et à des paroles moins inspirées). Après c'est plus un album à écouter à la tombée de la nuit quand on a aucune contrainte de temps.

Bref, avec ambition démesurée et sincérité artistique, avec ou sans vous, Arcade Fire trace sa route après une quatrième escale improbable. Pas de nouveau chef d'oeuvre à l'horizon mais une discographie toujours plus dense et variée. Contrairement à Orphée le groupe ne semble pas vouloir regarder en arrière, et moi je suis curieux de voir à quoi vont ressembler leurs concerts..!
Zephir
8
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le 26 oct. 2013

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Zephir

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