Funeral
7.7
Funeral

Album de Arcade Fire (2004)

Il me semble important de replacer Funeral dans son contexte. Au début des années 2000 le rock n'est pas vraiment à l'honneur, si bien que certains vont même jusqu'à déclarer sa mort. La britpop est définitivement terminée tandis qu'à la radio ne passent plus que des groupes qui entament leur déclin tels Muse, Placebo ou les RHCP. Autre coup dur, Radiohead semble avoir lâché ses guitares pour les machines après 2 albums marquants. Mais le début des années 2000, c'est aussi la mode du « revival » : des groupes comme les Strokes, les White stripes, les Libertines ou encore Interpol dans un autre registre sortent de (très) bons albums mais ne cherchent pas à se défaire de leurs influences 70's pour proposer quelque chose de nouveau, de marquant.


Et c'est peut-être ce contexte favorable qui, au delà de l'énorme qualité du disque, a valu au collectif canadien (7 membres, et davantage encore sur scène) une réception aussi positive. En effet malgré un bon EP passé inaperçu, Arcade Fire a surpris tout le monde avec cet album nommé Funeral. Et quel album ! Difficile de croire qu'il s'agit d'un premier essai tant il est ambitieux, mature, et surtout d'une qualité exceptionnelle. Encore inconnu à la sortie de Funeral en 2004, le groupe devient tout simplement une des meilleures formations du monde ainsi que la 'sensation' indé de 2004-2005, au point de recevoir le titre légèrement exagéré de «sauveurs du rock» de la part de certains journalistes. Sûrement un des plus gros battage médiatique indé (appelé plus communément «hype») de la décennie, avec tous les détracteurs que cela peut engendrer. A vrai dire, le fait même que Funeral ait survécu à une telle hype et possède 8 ans après une des plus grosses moyennes du site pour un album post-2000 est sûrement un gage de qualité.


De manière générale, Funeral est l'un des derniers albums à avoir approché l'unanimité dans le monde de la musique. Pas l'unanimité totale évidemment, ni celle de certains classiques rocks comme un album des Doors ou de Led Zep par exemple (bien meilleurs diront certains et surtout bien plus influents), mais c'est avec un certain plaisir que je le vois côtoyer ceux-là dans d'honnêtes tops personnels. De plus il me semble que Funeral est un bon argument contre les boulets qui s'acharnent à penser que la bonne musique n'existe plus de nos jours (vous savez, ceux qui sont en top comment sur les vidéos oldies de Youtube), s'ils ne sont pas déjà trop obtus pour l'apprécier...
L'enjeu n'est donc pas, en 2012, de faire du prosélytisme bien qu'il le mérite – et que 600 notes ça n'est pas énorme même pour SC –, mais plutôt d'essayer d'expliquer pourquoi je considère Funeral comme un des tous meilleurs albums des années 2000, et peut-être de permettre à certains qui ne voyaient en Funeral qu'un album «juste bon» de le réécouter, pourquoi pas sous un autre angle. C'est de toute façon le mieux que je puisse faire étant donné la très bonne critique, juste et concise, du Chien de Sinope !


Funeral s'ouvre sur le clavier onirique de Neighborhood #1, rapidement rejoint par les guitares, puis par la voix de Win Butler qui ne vient pas couvrir l'instrumental mais prend ses marques et installe la mélodie. Jusqu'à ce qu'elle s'envole et prenne aux tripes sur un mythique « Then I'll dig a tunnel » où le narrateur s'adresse à sa dulcinée dont il est séparé. Tout est en place, les fondements de l'univers parfois lyrique, parfois épique, mais surtout atemporel sont posés et Funeral peut commencer. S'en suit un long crescendo décisif qui peut vous emporter définitivement dans cet univers ou vous laisser sur place si vous n'adhérez pas au chant de Win Butler, indéniablement habité mais déjà proche de la rupture. Reste que grâce à lui Tunnels s'impose comme un morceau d'ouverture brillant, d'une intensité rare bien qu'un peu étouffée par le format, qui normalement a dû secouer l'auditeur lambda de 2004 vierge de tout a priori. D'une certaine façon, AF a frappé dans le mille pour beaucoup d'auditeurs avec son style : un lyrisme assumé, énergique et touchant, risquant plus d'en faire trop que pas assez, et qui pourtant conserve toujours une part de subtilité dans ses compositions. Cela dit, c'est sûr que si l'on aime pas les emphases et un ton occasionnellement mélodramatique, on risque d'avoir du mal avec cet album. Les autres ne seront que comblés par la générosité qui ressort – voire déborde – de cet album et qui prend tout son sens en live. Et sur cet album s'il y a bien un domaine ou le groupe est généreux, c'est pour les claques. Laika commence pourtant calmement avec son accordéon irrésistible – la richesse instrumentale permise par le nombre de musicien est évidemment un atout non négligeable – mais le refrain est poignant au possible, et le duo de fin magnifique cacherait presque le tragique du texte.


La troisième piste, « Une année sans lumière » calme le jeu après ces deux claques d'ouverture avec sa douce mélodie. Bien qu'un peu simple elle n'en est pas moins belle et attachante avec ses paroles bilingues français-anglais. Et surtout, on voit bien qu'il s'agit d'une accalmie et non une baisse de régime après deux bons morceaux au départ comme tant d'autres disques. Il s'agit d'ailleurs de la moins bonne chanson de l'album à mon avis, c'est pour dire. Comme pour le confirmer Power Out commence furieusement – contrairement à quasiment toutes les autres chansons de l'album – et finit avec la même intensité. Cette fois-ci le style est un peu plus différent, sorte de Post-punk énergique et d'un optimisme très communicatif (on peut d'ailleurs y voir une influence des Talking Heads). Cependant au-delà du rythme percutant il y a encore une très bonne chanson avec la marque du groupe : chant passionné, xylophone bien senti, violon mélodique puis dissonant ; ainsi qu'une production bien dosée.
Enfin, le dernier morceau de la série des Neighborhood est le moins bon mais ne dépare absolument pas l'album. En plus de son ambiance folk acoustique atemporelle, il met en valeur les thèmes universels de l'album. Funeral effleure en effet les thèmes de la vie, de l'amour, du temps, du passage à l'âge adulte et de la mort avec une sincérité touchante. Vous vous êtes peut-être dit que Funeral (Funérailles) était un nom étrange pour commencer une carrière. Ce nom est directement lié à 3 décès parmi les proches des membres du groupes survenus pendant son enregistrement. D'où certains textes pas si joyeux (notamment celui d'In the Backseat) et peut-être la puissance émotionnelle de l'album. Quoiqu'il en soit, la vibration mélancolique du refrain de 7 Kettles suffit amplement à légitimer sa présence pour moi.


Les trois pistes suivantes, si elles ne sont pas au niveau des meilleures de l'album, maintiennent un niveau tout à fait remarquable. Crown of Love développe pendant 3 minutes sa mélodie 'délicieusement surannée'. Le chant est superbe, l'instrumentation est toujours aussi bien mise en avant. On retrouve même des choeurs féminins qui marchent une fois encore ; dommage qu'elle se termine sur une fulgurance disco assez borderline. Vient ensuite Wake Up avec ses guitares noisy et ses choeurs massifs (encore une fois : uniques), un hymne au rythme lancinant qui se révèle puissant et cathartique. De plus cette fois ci le virage opéré est déconcertant mais très beau.
Enfin Haiti achève de démontrer la variété de l'album. Pour la première fois, Regine Chassagne (la femme de Win Butler au passage) assure seule le chant tandis que l'ambiance vire à la dream pop, mais une dream pop atemporelle, qui ne repose pas que sur des claviers électroniques comme cela arrive de plus en plus souvent. Bref encore une très bonne chanson et le groupe a l'intelligence d'assurer la transition avec le morceau suivant dès la fin de la chanson lorsque le mémorable riff de basse émerge de bruits non identifiés.


Ce morceau, c'est Rebellions (Lies) et c'est tout simplement une des meilleures chansons de la décennie (voilà c'est dit). L'intro et le riff de basse déjà. Puis le clavier pour l'ambiance surréelle. Les guitares et les violons ensuite qui accompagnent le crescendo du chant et élèvent la chanson vers des sommets épiques. Les choeurs ; et Win qui la relance dans les airs à coup de « But every time you close your eyes ». Et ce violon, damn...Ce qui me fascine, c'est le fait de pouvoir produire quelque chose d'aussi bon mais simple et accessible, par ailleurs dénué de toute prétention. Un véritable hymne fédérateur et cathartique (encore). 5 minutes de pur bonheur qui passent trop vite. Et pourtant, dire que j'aime la piste qui suit relèverait de la litote. « In the Backseat » : peut-être pas la meilleure de l'album mais ma préférée. Régine repasse au chant et livre une prestation incroyable dans la chanson la plus intimiste de l'album, qui revient sur le décès de sa mère. Le premier « Alice died » me donne des frissons, le deuxième me transperce. Régine va peut-être au delà de ses limites mais pas grave, elle chante avec le coeur. C'est la pureté de l'émotion immortalisée dans la musique. Et à la fin, quand les violons sont rois et passent après le climax vocal, peu m'importe s'ils sont trop mélodramatiques, répétitifs ou que sais-je. Ils me déchirent l'âme et me bercent à la fois, jusqu'à la dernière seconde. Cette rude transition entre l'euphorie collective de Rebellions et le cri dans la nuit de In the Backseat a de quoi surprendre, et évoque peut-être la brutalité des décès familiaux survenus dans une période plutôt joyeuse pour le groupe. Funeral avait déjà frappé fort avec son ouverture magistrale en deux temps, mais il se finit de la plus belle des manières.


Arcade Fire n'est probablement pas le messie venu ressusciter le rock - il n'en a même pas l'esprit -, et Funeral ne peut pas être résumé à un simple album de rock, ni de toute façon être classé dans telle ou telle catégorie. Le son, l'ambiance de Funeral est tout simplement unique, le fruit d'un groupe atypique et audacieux, mais également de circonstances tragiques qui parviennent à la fois à nuancer et à affirmer la pulsion de vie au coeur du disque.
Cet album est un monolithe incroyablement dense et cohérent tout en étant accessible et varié, érigé sans prévenir dans le paysage musical contemporain. Il n'est certes pas exempt de défauts ni n'est vraiment complexe, mais tout ça ne le rend que plus humain.
Un peu comme Loveless en son temps, il définit à lui seul une branche du rock. Depuis, tout groupe dont la musique se rapproche de ce rock lyrique et orchestral ne peut éviter la comparaison douloureuse avec Funeral. En moins d'une heure, à travers 10 chansons, tout est dit. Même le groupe lui-même n'aurait probablement pas pu soutenir la comparaison avec ce magnifique début, et c'est peut-être pour cela qu'il sortira en 2007 un album au son différent, plus sombre et baroque, loin du style décomplexé de Funeral.


Qui sait, peut-être que dans 10 ou 20 ans Funeral sera à son tour considéré comme un classique, bien qu'il n'en ait pas réellement le profil. Mais par qui ? Si des disques comme The Dark Side of the Moon ou London Calling (pour rester dans le rock) sont devenus des classiques, c'est aussi parce qu'ils se sont très bien vendus. Il n'y a pas que la qualité, l'originalité et le temps qui font d'un album un « classic», il faut aussi des personnes pour l'écouter...

Zephir
9
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Créée

le 2 avr. 2012

Modifiée

le 27 sept. 2012

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Zephir

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