(Critique publiée en janvier 2015 mais SC bug)
Oui cet objet est sorti en 1974. Mais l'autre jour, j'écoutais un remix de "Little Red Riding Hood hit the Road", quelque part dans les méandres de Soundcloud, et je me suis dit "ce morceau est décidément le meilleur morceau de musique jamais composé". Non pas que sur le moment je pensai spécifiquement au remix en question (quoiqu'il fut très bon), mais simplement que la construction du morceau elle-même est géniale d'un point de vue musical.
La suite d'accords mystique et audacieuse, qui glace le sang autant qu'elle anéantit l'univers de toute sa beauté, s'inverse et se répond à elle-même. Le texte, lui, comme un écho éternel, se réenregistre à l'envers, toujours juste mélodiquement, pourtant schizophrène et imprévisible comme l'ensemble, se complétant, comblant le vide qui s'inverse en plein océan de cuivres. L'introduction, oui, cet océan de trompettes, sur lequel se posent les autres instruments, dont le piano angoissant et méthodique de Robert. Sa voix, à la fois enfantine et sénile, jure par des jeux de mots qui tordent la langue de Shakespeare, la simplifiant tout en la complexifiant. R. Wyatt fait la même chose avec le langage musical. Les gammes, les mélodies, tout est intelligemment agencé, tient debout, pourtant si fragile. Tout est si complexe dans la construction, l'aboutissement de siècles d'évolution de la théorie musicale semble ne plus pouvoir se dépasser, tout ça pour un simple album de prog/pop des années 70. Comme une provocation envers tous les artistes, comme si rien d'aussi beau n'était capable d'émerger avec l'epistémè artistique actuelle. Comme s'il fallait nécessairement repartir de zéro pour mieux faire. La beauté impossible. Impossible à dépasser, impossible à expliquer. Ce morceau, c'est ça.
C'est aussi, comme sur "Last Straw", une construction mélodique au bord de la cassure. Chaque note, chaque partie, menace de rompre. Si bien que j'ai voulu tenter de faire une liste sur ce sujet précis. Projet vain il faut croire : j'y arrive, seulement un peu. Aucun album ne sait être parfaitement légitime pour une liste dont Rock Bottom semble pourtant "l'évidence". Comme "Little Red Riding", "Last Straw" propose un enchaînement complexe d'éléments très simples. Une ambiance planante, du jazz, et une mélodie imprévisible, pourtant magnifique une fois domptée. C'est un peu la caractéristique de l'album. Ma première écoute, il y a longtemps, était peu fructueuse, j'en dis seulement : "j'aime bien, malgré quelques bizarreries difficiles d'écoute... faudra que j'y retourne un jour". Deuxième écoute quelques mois plus tard, et là... coup de foudre. Je l'écoutais alors plusieurs fois par jour (c'est encore parfois le cas), et avais presque honte de l'avoir "juste aimé" la première fois.
C'est que, moi, à l'époque, ce qui m'intéressait, c'était "Sea Song", la balade pop si finement écrite, qui s'envole avec modération vers quelques folies wyattiennes. Très bien, très bon. Mais rien à côté de l'ensemble, si monstrueux en vérité. Rock Bottom, c'est aussi une face B à tomber par terre. Une intro de plusieurs minutes qu'on n'entend pas s'écouler tant elles transportent quantité d'idées et de choses... qui s'ouvre sur une chansonnette assassine, un charabia déprimant à pleurer. Une chanson absurde qui plus est : ses paroles n'ont aucun sens, mais l'ensemble dégage plus d'émotion que toutes les formes de mélancolies artistiques imaginables. Rock Bottom arrive à faire de l'enchevêtrement de quelques mots aléatoires, une formule magique capable de faire pleurer la planète toute entière si on les récites sur la mélodie d'"Alifib". C'est aussi toute la puissance sombre d'"Alifie", revers maléfique et oppressant.
Et bien sûr, la conclusion en apothéose, pendant que, -dans le jardin de l'Angleterre- des taupes mortes gisent dans leurs trous, la voix si enchanteresse de Robert pique dans les aigus avec toute la précision nécessaire pour orchestrer la mélodie, que suivront des guitares emmêlées et dégoulinantes. L'apocalypse, la fin de tout. Mais pas grave, on remet l'album au début, et on renaît. La joie de la déclaration d'amour. Rock Bottom, c'est le crédo du musicophile certifié, l'album des albums ; celui qu'on peut enfin passer en boucle 10 fois dans la journée sans sortir de chez soi.
Meilleur album de tous les temps, 10/10.