Rory Gallagher
7.9
Rory Gallagher

Album de Rory Gallagher (1971)

Non. Tout le monde n'a pas envie d'être célèbre. On en connaît qui s'en moquaient pas mal de la gloriole, qui s'en tapaient total, qui s'en tamponnaient royal. Qui s'en contre-tapaient un max. Des gaillards qui s'en faisaient du papier triple épaisseur et s'en servaient tous les matins pour devine-quoi-donc. Des braves, des vaillants, des valeureux qui se trouvaient bien embarrassés quand elle leur tombait sur le paletot, comme si cette gloire n'était qu'un regrettable malentendu, un hors-sujet manifeste. Ne sachant quoi en faire, n'en éprouvant aucune fierté, plutôt gênés au contraire. Presque honteux. Des hommes intègres en somme.


Comme Rory Gallagher — Rory le pur, l'authentique, l'incorruptible. C'est peu dire qu'il n'était pas du genre à se compromettre. Foutre non. Ni à s'astiquer le nombril. Pas d'égocentrisme rampant chez lui, pas de moi-moi intempestif. Il avait tout compris, il avait tout bon sur toute la ligne. Quelqu'un qui passe trente ans de sa vie à résister aux sollicitations du star system, à s'effacer humblement devant son art, à faire ce qu'il doit faire et rien d'autre, un tel homme : respect. C'est un vieux précepte en vérité, toutes les sagesses du monde le disent depuis la nuit des temps, l'humilité est le seul chemin. Quand on prétend offrir sa vie à une cause, quelle qu'elle soit, on ne ramène pas sa fraise. Il y aurait contradiction.


Rory le savait. Il avait une éthique, ce supplément d'âme qui place l'exigence morale un cran plus haut que la moyenne. L'art ou l'ego ? Servir son art ou se servir de lui pour se servir soi-même ? Un foutu piège dans lequel bon nombre de musiciens se sont vautrés. Oh certes, on peut faire de la bonne musique avec un ego hypertrophié, une dose de narcissisme peut aider, ou plutôt donner l'impression d'aider — comme une béquille pour cul-de-jatte. Ça ne mange pas de pain, en fait. Ça suce des miettes. Ça broute du pain-de-mie, ça tétouille sa biscotte, ça léchouille son quignon, ça renifle son crouton, etc. Mais lorsqu'on passe aux choses sérieuses, à l'heure des vrais choix artistiques (ceux qui engagent tout un album), mieux vaut faire profil bas et la mettre franchement en sourdine.


Rory ou l'anti-narcisse. Le gars qui disait non. Pondre des singles pour passer sur les ondes ? Non. Sortir un album commercial afin de propulser sa carrière ? Non. Devenir guitariste des Stones avec la rémunération afférente qu'on imagine ? Non. Se saper en rock star des pieds à la tête pour rameuter les foules ? Non. Abandonner sa vieille Strato défoncée et jouer sur des modèles flambants neufs ? Non ... Mais c'était quoi son problème ?! ... Il ne voulait pas que les gens l'aiment ? ... Non... Pas comme ça... Sa musique d'abord, lui ensuite. Les gens n'ont pas pigé. Après sa mort, il a fallu qu'ils dressent une statue à son effigie, qu'ils ouvrent un musée à sa mémoire, qu'ils donnent son nom à une rue, à une place, à un cinéma... Et quoi d'autre ? ... Un aéroport ? ... Il en aurait pensé quoi, le maestro ?


Peut-être aurait-il compris les intentions initiales, maladroites mais sincères, du fan club en délire. Accueillant cette idolâtrie bon enfant avec mansuétude, sans prendre l'affaire trop au sérieux. Indulgent, gentil, généreux, comme à son habitude, touché par la sympathie, soucieux de ne blesser personne. Bien embêté quand même. Ou alors il t'aurait piqué une colère du feu de dieu, l'Irlandais. Il t'aurait calmé le truc vite fait bien fait — façon Moïse, veau d'or et compagnie —, bazardé tout le bastringue, dépiauté le foutoir de fond en comble, saquant, taclant, éreintant le fourbi et tous ses officiants l'un après l'autre. Ça n'aurait pas traîné, la plaisanterie.


Va savoir... Ce qui est sûr en revanche, c'est ce que raconte sa musique. Éthique et esthétique main dans la main. Le bien et le beau en un seul geste. Jamais crâneur, démonstratif ou ostentatoire. La sobriété de son jeu est la première chose qui frappe quand on l'écoute. Zéro esbroufe, même s'il savait tout faire, même s'il maîtrisait toutes les techniques (jeu en slide, jeu aux doigts, hybrid picking, palm mute, harmoniques artificielles, etc.). Il est presque impossible pour un virtuose de ne pas céder à la tentation exhibitionniste. Ne pas chercher à montrer qu'on sait faire. Rory savait faire sans le montrer. Sauf si la musique l'exigeait.


À une époque où les musiciens les plus en vue commencent à succomber à divers excès, d'emphase et de bavardage (voir la vélocité d'exécution si convoitée par Alvin Lee, par exemple, ou Jimmy Page à ces heures), Rory la jouait modeste. Donnait une parfaite leçon de « plug and play ». J'arrive, je branche, je joue. Sans ajouter d'effets particuliers (écho, reverb, delay, etc.). Ce qui ne pardonne pas, bien sûr, puisque la moindre erreur est à découvert. Même topo avec sa voix. Pas d'envolées lyriques, de castafiorisme inutile, d'afféteries ou de simagrées vocales. Le genre pub rock, quasi punk, entre les potes et les pintes. Un truc prolo, efficace et classe.


Son premier disque solo est exemplaire. L'un des points remarquables réside dans le refus de composer un single susceptible de cartonner en radio. Contrairement à l'idée reçue, ce n'est pas si difficile de pondre un tube — suffit de connaître les enchaînements d'accords qui s'y prêtent, quelques bases en harmonie, quelques recettes éprouvées. Rory connaissait, évidemment, mais hors de question. Chaque morceau de l'album illustre cette exigence d'authenticité. Une accroche fastoche ? Des flatteries mélodiques ? Un peu de complaisance... ? Pouah.


Il privilégiait le bel ouvrage, un artisanat rock qui puise dans les traditions populaires les plus profondes. Des morceaux nourris de blues roots et de folklore irlandais, parfaitement assimilés, comme en témoigne l'emploi simultané des gammes majeures et mineures (ici d'inspiration irlandaise) combinées avec les gammes pentatoniques (enrichies par les blue-notes du blues). Le disque est un sans faute, avec de réels moments de grâce — comme le superbe « I Fall Apart » ou les ballades « I'm Not Surprised » et « Can't Believe It's True ». Une réussite, quoi.


Il n'a pas très bien fini, le Rory. Oh, pas sa musique, non, qui n'a jamais été médiocre (rien à jeter dans sa discographie). Mais lui-même, sa personne, son être. Il a payé, jusque dans sa chair. Et pas qu'un peu. Mort à 47 ans après de longues années de meurtrissures et de détériorations, à s'abimer le corps, à se flinguer le bide, à se dézinguer la santé à coup d'alcool et d'anti-dépresseurs... C'est son ventre qui a lâché. Normal, c'est là que ça se passe. Car il en fallait du ventre, pour tenir le cap, pour ne pas trahir, pour rester héroïque.


Un mec comme ça, il mériterait qu'on lui fasse une statue. Non ?

Pheroe
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le 7 déc. 2015

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