Bob Dylan n'en est plus à un paradoxe près. La maturité et l'intelligence retrouvées depuis près de 25 ans avec Time Out of Mind, l'un des plus beaux retours en grâce des géants des sixties, voici qu'il laisse échapper un album totalement inédit après une série de reprises de crooners sur une période bien trop longue pour espérer quelque chose de nouveau. Vous étiez prévenus en avril pour une sortie en juin, c'est comme cela que ça se passe aujourd'hui. Nous apprenions plus tôt que le rockumentaire de Martin Scorsese trompait le spectateur en mêlant le vrai et le faux avec panache et conviction. L'art de Bob Dylan de jouer avec son propre mythe à l'écran, l'art de rompre avec le spectateur, les journalistes, les critiques rock, les auditeurs. Voir cette figure mythique des sixties réinterpréter ses grands classiques sur scène est aussi jouissif que frustrant : personne ne peut reprendre en coeur "how does it feel" (encore que!) et prendre des photos entraînera purement et simplement la fin de la prestation.
Ce détachement total avec le Bob Dylan d'avant est une volonté artistique assumée depuis 2012. On ne vient pas voir la légende, on vient aujourd'hui écouter religieusement ce qu'il a à nous jouer à près de 80 ans. Rough and Rowdy Ways est dans la continuité de ses dernières tournées avec son Big Band, l'équipe ne change pas, les orchestrations sonnent plus ou moins de la même manière. La voix abîmée de Bob Dylan est plus séduisante et magnétique que jamais. L'album est exigeant, puise son inspiration dans l'Amérique d'hier et d'aujourd'hui, certains textes frôlent l'Encyclopédie. Du rock'n roll très roots au programme, des morceaux hallucinés qui ont l'ampleur des Desolation Row et Sad Eyed Lady of the Lowlands, entre poésie et littérature au casque. La gratte est discrète, de rares arpèges brillent par leur limpidité, le blues fait échos au boogie lourd entre deux verres de whisky que l'on trinque aux grandes heures de l'Amérique et de sa musique fondatrice. Cette Amérique fantasmée, utopique, rangée du côté des Bons. La terre d'accueil qui aujourd'hui vacille sérieux.
Rough and Rowdy Ways aurait presque pu se clore sur le bouleversant Key West, bijou impensable, bouleversant même avec un peu d'accordéon, tellement évident qu'il aura fallu attendre 2020 pour se pencher dessus. Mais non, une face entière est consacrée à Murder Most Foul et ses 17 minutes plus délicates à disséquer que ses rêves hallucinés mis sur acétate il y a plus de 50 ans. Bob Dylan a sûrement encore de grands moments d'écriture et de musique à exposer au Monde mais nul n'est immortel.