Sabotage
7.4
Sabotage

Album de Black Sabbath (1975)

Le rutilant pantalon écarlate qui habille merveilleusement bien les deux jambes et le paquet de Bill Ward sur la pochette annonce, si je puis dire, la couleur : Sabotage est un album qui nous marquera au fer rouge. Il est impossible d’oublier un tel chef-d’œuvre, tout comme il est impossible de ne pas braquer ses yeux moins de dix secondes sur le caleçon coquelicot du batteur du groupe, tout en se demandant s’il a la classe ou s’il est ridicule.

Quand un album ouvre le bal avec un morceau aussi violent et agressif que l’est Hole in the Sky, on sait que l’on est parti pour naviguer pleine vitesse sur un océan de bonheur musical. Hole in the Sky nous étouffe, on ne respire pas, et ça nous rend extatique, on prend du plaisir à ressentir cette soumission béate que nous impose un Black Sabbath qui a fait le choix de retourner aux sources, de mettre un peu les expérimentations de côté pour leur préférer les bons vieux lourds et gras qui décoiffent les touffes capillaires et scalpent les calvities. Hole in the Sky, c’est la claque dans la gueule qui éteint la lumière, c’est le tank qui légitime sa toute-puissance en aplatissant tout obstacle solide lui faisant face. Le riff atomise l’univers, la batterie pilonne toute matière, et le chant sert de visage à cette machine à détruire l’humanité. Hole in the Sky est un tel monstre d’annihilation qu’il ne se rend même pas compte de sa fin, il termine son existence de manière totalement brutale et inconventionnelle.

Les cordes de la guitare acoustique du patron Iommi prennent le relais pour instaurer une ambiance inquiétante et mystique. A l’instar d’Embryo, Don’t Start (Too Late) introduit un classique du groupe : le grandiose Symptom of the Universe, une prophétie apocalyptique dantesque à l’intensité monumentale. Symptom of the Universe, c’est Hole in the Sky qui a mué, qui a atteint sa forme la plus aboutie Tout ce qui compose Hole in the Sky, Symptom of the Universe le possède, mais plusieurs degrés au-dessus. Un déferlement de violence inouï explose infatigablement pour la première moitié de la chanson, Ozzy atteint son apogée vocale, il ne fera jamais mieux. Ward extermine ses fûts, on ressent une incommensurable rage. Iommi et Butler massacrent leurs cordes avec une fureur démesurée, c’est un véritable cuirassé en fusion qui fait feu de toutes parts. La seconde moitié apporte une accalmie, un vent d’apaisement qui chahute la chevrotine encore présente. Un Ozzy rempli d’émotion et doué d’une aisance vocale surprenante déclame de magnifiques vers, accompagnés de la guitare acoustique de Iommi. Six minutes d’inhumanité sont passées. Notre conscience a filé, nous sommes en état de transe.

Comment surpasser la transe ? Comment ajouter davantage de grandeur à l’immense intensité émotionnelle qui parcourt tout notre être à l’issue de Symptom of the Universe ? Eh bien en écoutant Megalomania, la meilleure chanson que Black Sabbath n’ait jamais créée. Les mots ne suffisent pour retranscrire mes sentiments vis-à-vis de cet ineffable morceau, véritable substance de perfection scellée dans le cratère divin réservé aux œuvres inhumaines. Le début angoissant, les paroles du même acabit, les répétitions perturbantes d’Ozzy à chaque début de couplet, le cri nihiliste et épouvanté du refrain…puis ce riff soudain, brutal, tranchant, omnipotent qui vient chambouler le morceau et pénétrer notre âme pour demeurer à jamais dans les trônes les plus élevés du palais de notre mémoire. L’intensité de ce riff va crescendo, des cordes viennent même ajouter un côté sublime à ce gargantuesque raz de marée auditif qui ravage tout ce qui existe en nous. Le pinacle est atteint lorsqu’Ozzy crie son désespoir au milieu d’un silence précédent l’apocalypse. Monumental, grandiose, sublime, époustouflant, majestueux, immortel. Les abysses pélagiques les plus profondes sont elles-mêmes marquées, rien n’a échappé à la qualité sidérale de Megalomania.

The Thrill of it All permet de redescendre, c’est l’accalmie qui succède à l’anéantissement absolu. Encore une fois, toutes proportions gardées, le morceau commence avec des braises et termine en incendie. Ce cheminement flamboyant se compose d’une ambiance très enjouée, marquée d’un positivisme contagieux. Le final, mélangeant guitare et claviers, apporte son lot de satisfaction.

Supertzar est aussi magnifique que surprenant. Des chœurs, ceux du genre de l’Armée Rouge, impriment une dominante vocale inhabituelle. Il n’y a pas de paroles, seulement les chœurs, une harpe et la guitare de Iommi qui s’enlacent superbement pour un résultat dantesque. Les voix sont magnifiques, on dirait un chant grégorien occulte, des incantations sinistres et majestueuses à la fois. La guitare ajoute une férocité jouissive, donnant au tableau final une beauté macabre déroutante.

Am I Going Insane, je me demande ce qu’il fout là. Cette chose musicale aux relents pop excessivement éculés et convenus ne peut pas être l’œuvre de Black Sabbath. C’est comme si Héphaïstos forgeait une fourchette en plastique. Son seul intérêt réside dans les rires sadiques et les hurlements épouvantablement glauques entendus à la fin, servant à introduire la prochaine chanson. Beurk, à jeter.

The Writ, et son début totalement effroyable et lugubre, s’intensifie via le timbre vocal d’Ozzy, qui chante son ire totale envers les producteurs et autres requins du monde de la musique, envers qui il possède une rancœur non négligeable. Cette chanson, c’est la mise en musique de la bourrasque vindicative du chanteur, c’est coup de tonnerre émis par un nuage chargé de colères longtemps retenues. Rarement une chanson ne contient autant de fureur explicite pouvant se ressentir rien que dans la vibration des cordes vocales, surtout lorsque vous y ajoutez des propos limpides, qui s’adressent à un groupe précis de personnes. Le tonnerre ayant grondé, la pluie lui succède, plus calme mais plus longue. La chanson se tempère pour finir avec une mélancolie inattendue.

Sabotage est l’ultime méfait notoire des quatre génies de Black Sabbath, qui ne parviendront jamais à reproduire une telle qualité par la suite. Le groupe changera de chanteur, et de style, jusqu’à ce qu’Ozzy ne revienne une fois tout ce beau monde devenu sexagénaire. La formation britannique sortira moult albums, aux styles différents, mais aucun n’égalera Sabotage, dont le savoureux mélange de grandeur, de brutalité et de beauté nous permet de goûter au nectar et à l’ambroisie. Nourris par les mets divins, il sera difficile de poser de nouveau nos lèvre sur de la nourriture terrestre.

Ubuesque_jarapaf
9

Créée

le 22 août 2022

Critique lue 71 fois

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