Le CNN des favelas
Quand ils sortent Sobrevivendo no inferno en 1997, les Racionais MCs sont déjà le fer de lance du jeune rap brésilien. Cela fait déjà 10 ans que Mano Brown, Edy Rock, Ice Blue et KL Jay travaillent...
Par
le 30 juil. 2022
3 j'aime
La samba moderne est née à Rio de Janeiro mais c’est bien de Bahia qu’elle vient. Elle est fille de la samba de roda que les Bahianais apportèrent avec eux quand ils migrèrent en masse à Rio suite à l’abolition de l’esclavage. Plus tard, de nombreux musiciens bahianais firent le voyage vers la cidade maravilhosa tels Dorival Caymmi, Assis Valente ou João Gilberto. Il était en effet bien difficile de mener une carrière nationale en restant dans la provinciale Salvador da Bahia. C’est exactement ce qui s’est passé pour Batatinha, Ederaldo Gentil et Riachão. Trois grands musiciens aux destins similaires, qui restèrent dans leur Bahia natale sans connaître la gloire.
Batatinha est le mélancolique de la bande. Né en 1924, il suit une formation de menuisier mais travaille toute sa vie comme graphiste pour des journaux. Le carioca Jamelão enregistre une de ses sambas en 1954 mais c’est la grande chanteuse bahianaise Maria Bethania qui le fait connaître. Elle chante son Diplomacia en 1965 puis quelques autres de ses compositions en 1971 sur son disque live Rosa dos ventos. Batatinha publie un premier single en 1969 aux côtés de la Companhia Ilimitada mais sans être l’interprète. On le retrouve en 1975 aux côtés des Bahianais Riachão et Panela sur le disque Samba da Bahia, suivi l’année d’après de son premier album solo Tolha de Saudade. Un argument d’autorité: Paulinho da Viola le tenait pour l’égal de Cartola et Nelson Cavaquinho !
Riachão est le bout-en-train du groupe. Né en 1921, il fait partie d’un duo de musique sertaneja, joue dans quelques films, mais est aussi vendeur de hot-dog, tailleur et homme-à-tout-faire dans une banque. Dans les années 50, Jackson do Pandeiro interprète quelques une de ses compositions. En 1972, sa renommée dépasse enfin le petit cercle des musiciens bahianais quand Gilberto Gil enregistre un de ses titres sur Expresso 2222 bientôt repris avec Caetano Veloso. Riachão sort son premier album l’année suivante, intitulé Sonho de malandro. Pour l’anecdote, le disque est financé non par un label mais par la banque Desenvolvimento do Estado da Bahia où Riachão travaillait.
Ederaldo Gentil, né en 1947 est de la génération suivante. Il intègre dès sa prime jeunesse le groupe de percussions de l’école de samba Filhos do Tororó pour laquelle il commence à composer. Son talent en matière de samba-enrendo est tel qu’en 1969 alors qu’il s’est éloigné des Filhos do Tororó, toutes les autres écoles de Salvador sollicitent ses services. Et lors du carnaval suivant, l’ensemble des neufs écoles de samba de la ville ont comme thème une de ses compositions !
A côté de la musique Ederaldo Gentil entame une carrière de footballeur professionnel qui tourne cependant court. En 1970, son morceau Berequetê connaît le succès par la voix de Jair Rodrigues. Alors que les Bahianais Gilberto Gil, Caetano Veloso et Gal Costa triomphent avec le tropicalisme, Ederaldo Gentil tente aussi sa chance en 1972 comme musicien à São Paulo, mais sans succès. A son retour, il se résout à travailler dans la petite horlogerie familiale. En 1975, il enregistre enfin un 45 tours, puis coup sur coup l’album Samba, Canto Livre de um Povo suivi de Pequenino, avant de retomber dans l’indifférence et le silence discographique pour de nombreuses années.
L’enregistrement que je vous présente réunit les trois compositeurs en 1974, le moment précis où l’étoile de ces trois artistes s’est mise à briller un peu. Il est issu d’une captation de l’émission MPB Especial de la chaîne TV Cultura, publiée en CD en 2000 dans la collection A música brasileira deste século por seus autores e intérpretes. MPB Especial est une émission essentielle. Réalisée par Fernando Faro, elle mêlait longues interviews et interprétations intimistes, filmées en de beaux gros plans en noir et blanc. Elle a accueilli presque l’intégralité des musiciens brésiliens qui comptent et il serait presque plus facile de citer ceux qui n’y sont pas passés que tenter d’énumérer tous ceux qui y ont été. Pour ne pas être victime du symptôme de l’âge d’or, notez que la même chaîne diffuse aujourd’hui Cultura Livre, présentée par Roberta Martinelli, qui reprend fièrement le flambeau de son illustre ainée avec une sélection de goût des meilleurs groupes actuels.
Plus que les trop rares albums studios qu’ils ont enregistrés, encombrés pour certains par des arrangements manquant de finesse, le passage de Batatinha, Ederaldo Gentil et Riachão à MPB Especial reste selon moi leur plus beau témoignage. Ils sont accompagnées en toute simplicité par une guitare et des percussions légères et ils assurent eux-mêmes les chœurs. La crème de leur compositions se succèdent dans ce simple appareil.
Batatinha nous régale de Ministro do samba, écrite en hommage à Paulinho da Viola, Bossa e Capoeira, avec laquelle il rappelle qu’il a, avant Baden Powell et Vinicius de Moraes, mélangéacapoeira et bossa nova, et le sublime de douleur retenue, Diplomacia. Ederaldo Gentil chante le bonheur dans les baraques des favelas (Baracco), le poignant Bereketê et son chef d’oeuvre O Ouro e a Madeira. Riachão nous régale de ses chansons pittoresques et joyeuses comme cette invitation à regarder la jupe de cette fille que le vent soulève (Olha a saia dela) même si la mélancolie pointe aussi comme sur les poignants Eu não esqueço dela et Sofrer é natural.
Comme des extraits vidéos de cette captation sont disponibles sur internet, je vous propose avant d’écouter l’enregistrement complet, de regarder O Ouro e a Madeira d’Ederaldo Gentil. Un véritable hommage à ces artistes comme Batatinha, Riachão et lui-même, qui ont su fleurir dans l’ombre, avec humilité mais aussi sans doute pugnacité : Je ne voudrais pas être la mer /La fontaine me suffit /Beaucoup moins être la rose / Simplement l’épine / Je ne voudrais pas être le chemin / Juste le sentier /Beaucoup moins être la pluie /A peine la rosée / Je ne voudrais pas être le jour /Seulement l’aube / Beaucoup moins être le champ /Le grain me suffit /Je ne voudrais pas être la vie /Juste un moment /Beaucoup moins être le concert /A peine la chanson. /// L’or coule au fond de la mer / Le bois reste au dessus/ L’huitre naît de la vase /Donnant naissance aux perles fines.
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Amor e dor : Les meilleurs albums de musique brésilienne
Créée
le 30 juil. 2022
Critique lue 8 fois
1 j'aime
Du même critique
Quand ils sortent Sobrevivendo no inferno en 1997, les Racionais MCs sont déjà le fer de lance du jeune rap brésilien. Cela fait déjà 10 ans que Mano Brown, Edy Rock, Ice Blue et KL Jay travaillent...
Par
le 30 juil. 2022
3 j'aime
(je reproduis ici une critique publiée initialement sur mon blog https://la-musique-bresilienne.fr) Quand il sort Transa, Caetano Veloso vit en exil en Europe avec son compère tropicaliste Gilberto...
Par
le 11 août 2021
3 j'aime
(Je reproduis la chronique publiée sur mon blog : https://la-musique-bresilienne.fr) Comme l’histoire de la peinture européenne se partage entre avant et après Raphaël, celle de la musique...
Par
le 11 août 2021
3 j'aime