Il arrive parfois que le sommet d’un style ne soit pas atteint par ses instigateurs, mais par ses suiveurs. Pire, il peut même se produire qu’un chef d’œuvre soit signé par des opportunistes. C’est triste, injuste et peut-être peu intéressant historiquement parlant (hahaha). Pourtant, cela ne changera rien au boulot accompli : le talent parle, s’exprime et fait jouir.
Oubliez tout ce que vous connaissiez du Primal Scream de la fin des années 1980 (pas dur puisque qu’il était encore peu connu), leur carrière débute véritablement ici. Sur ce disque commis par une bande d’irresponsables qui aura dépensé l’équivalent du PIB du Zimbabwe en divers drogues pour le confectionner. Car il ne faut pas se voiler la face, Screamadelica a été conçu comme une longue fête sous acide justement parce que ses auteurs étaient en état de défonce permanent ! Le genre de démarche qui ne pouvait être réalisée que sur un label indépendant (et géré de manière très laxiste) comme Creation.
Screamadelica aligne tous les facteurs pour être considéré comme une œuvre iconique : une pochette symbolique (aussi forte que le célèbre smiley jaune). Une volonté d’abolir les frontières entre rock, pop, psychédélisme, black music (soul, gospel, dub) et dance (l’acid house, bien entendu). L’alliance entre diverses générations comme The Orb qui côtoie Jimmy Miller, le producteur des Rolling Stones circa 1968-1973, ainsi que Jah Wobble (ex-Public Image Ltd) croisant Denise Johnson dont on doit les vocaux soul sur l’irrésistiblement entrainant « Don't Fight It, Feel It ». Cette sortie vise clairement à rassembler les esprits et les cœurs au sein d’une même musique. C’est ce qui explique son caractère profondément bigarré mais toutefois fédérateur.
L’arrivée d’une quantité aussi importante de personnes extérieures aura des conséquences sur le groupe. Il devient désormais une sorte de troupe où le noyau dur sera toujours son chanteur : Bobby Gillespie. Ce même chanteur que l’on connaissait un brin insipide sur ses premiers albums se retrouve dorénavant transfiguré grâce au contact de la house et de l’ecstasy. Il le dit lui-même sur « Movin' On Up » : “I was blind, now I can see… I'm movin' on up now, getting out of the darkness”. Une incroyable chanson qui fait dissiper le brouillard autour de nos têtes : dès à présent, on peut jeter tous nos disques des Rolling Stones après avoir entendu cet hymne. Cette antiquité du rock est rendue obsolète par des néo-hippies. Il en va même pour le 13th Floor Elevators qui est repris en piste 2. Une réinterprétation qui ÉCRASE l’original et nous rappelle que tout n’a pas si bien vieilli dans les 60s.
La bande n’oublie pas néanmoins de regarder vers l’avenir comme sur le culte « Higher Than The Sun ». Une des premières pièces à marcher dans les pas du trip hop initié par le Blue Lines de Massive Attack.
En définitive, cet album a la qualité de résumer la grande force de ces types hors normes : puiser dans le passé pour le réinterpréter selon le présent afin de construire le son du futur. Une attitude payante quand on constate la singularité et la réussite du projet. Screamadelica étant un long voyage sonore ayant pour objectif de retranscrire la folie des raves party de l’Angleterre du point de vue de rockeurs.
Une odyssée où se partage les purs instants de groove (« Slip Inside This House », « Don't Fight It, Feel It »), d’onirisme magique (le très Nobuo Uematsu « Inner Flight »), de mélancolie (« I'm Comin' Down » ou encore « Damaged » où on peut y entendre chanter un Bobby dont les neurones semble cramés par la came !), de fédération (« « Loaded », « Come Together ») et même frôler de près le bad trip (l’inquiétante reprise « Higher Than the Sun [A Dub Symphony In Two Parts] »).
On ne peut donc que constater (avec amusement) l'ironie de la situation. Alors qu'ils ont pris le train en marche, Primal Scream sont pourtant responsables du parfait aboutissement d’un mouvement spontanée (surnommé « Second Summer of Love » en référence au mouvement hippie de la fin des années 1960), né à la fois d’une drogue et d’une musique puis incarné dans un pauvre CD en plastique. L’euphorie acid house s’éteindra d’elle-même peu après, puisque balayée par la rage du grunge et l’identitaire britpop. La conclusion « Shine Like Stars » prend alors des allures de douce désillusion avec son sublime accordéon. Comme si Bobby savait que le futur ne serait pas aussi jovial et coloré.
Effectivement, la fête est terminée. Il est temps de passer à autre chose.
Chronique consultable sur Forces Parallèles.