Il est des disques qui savent vous emporter loin. Mieux : certains parviennent à vous faire voir votre âme, à s'y adresser directement ; et ce lien qui s'établit pendant quelques minutes provoque des émotions inégalées. Tout aussi magique est le fait que même après plusieurs écoutes, celles-ci nous semblent toujours aussi fortes. Bref, tout cela pour dire que Script of the bridge fait réellement partie de ces oeuvres marquantes.
Réédité en 2008 pour le vingt-cinquième anniversaire de sa sortie, celui-ci a pourtant été qualifié, à cette occasion, de "pire album de l'année 1983" - entre autres remarques tout aussi délirantes - par un critique aux oreilles étrangement constituées dans le magazine Rock'n'Folk. La réponse la plus polie que l'on puisse apporter à ce point de vue incompréhensible est la suivante : ah, si tous les mauvais albums pouvaient être aussi "mauvais" que celui-là !
Non, sérieusement, Script of the bridge est un disque rare, pour plusieurs raisons. La principale, il faut bien l'avouer, est que jamais les Chameleons ne retrouverons une telle excellence au cours de leur carrière. Premier opus donc, et déjà, la barre est placée très haut, trop peut-être ; avec le temps, pas étonnant que les amateurs de new-wave en aient fait une référence. La seconde raison est que ce groupe est resté plutôt - et injustement - méconnu, malgré le talent indéniable de ses membres : découvrir ce CD, c'est comme tomber sur une pépite d'or oubliée au fond d'un trou. Ajoutez à cela un style de musique romantique et torturé, et l'archétype de l'artiste maudit ressort de sa boîte pour compléter le tableau.
Et il y en a du spleen chez les Chameleons. Peu nombreux sont les musiciens, les auteurs, qui ont su poser des sons, des mots, avec une telle justesse, une telle efficacité, une telle simplicité aussi, sur les émotions les plus sombres et les plus intimes que l'on puisse ressentir. Script of the bridge explore jusque dans ses moindres détails le spectre de la mélancolie, mais avec un détachement presque sordide. Il est le témoin de lourdes interrogations, de questions existentielles. La pochette, d'inspiration surréaliste sans doute, traduit d'ailleurs tout cela en images : on y perçoit un indéniable et profond mystère, notamment grâce à ce visage aux allures de masque, triste et énigmatique. Un oeil rouge, l'autre bleu : le feu et la glace mêlés dans une étrange alchimie, comme celle qui habite l'être humain, qui doit, dans tous ses choix, trouver le juste compromis entre passion et raison. Et en arrière-plan ? Une série de paysages brumeux, toujours dans les mêmes tonalités ; d'autres éléments étranges aussi, comme cet arbre creux, blanc et nu, flottant au milieu de nulle part, et cette route qui se prolonge trop loin... Le genre de choses que l'on verrait sûrement si l'on pouvait photographier les rêves. Car une chose est sûre, Script of the bridge nous entraîne dans une dimension parallèle, une sorte de coma où l'esprit règne en maître absolu. Pour en créer les contours, la recette est simple, mais d'une efficacité foudroyante : des instruments - guitare, basse - arrosés d'échos, de delay, et saupoudrés de chorus ; quelques synthés aériens, une voix insaisissable ; et pour finir, une batterie sèche au style minimaliste, empreinte d'intelligentes variations de rythmes.
Dès le premier titre, on retrouve quasiment tout cela. D'ailleurs, un auditeur inattentif pourrait être facilement tenté de mettre un bémol à cette critique élogieuse, soutenant que les chansons se ressemblent un peu trop, qu'on se lassera facilement de cette "signature sonore" si particulière. Pourtant, les membres de ce groupe sont de si bons mélodistes qu'il n'en est rien : il se produit même l'effet inverse. "Don't fall", oppressante, nous immerge totalement, et en quelques secondes, dans l'univers tourmenté et onirique des Chameleons, nous donnant la sensation de fuir pour notre survie, car le sol se dérobe sous nos pieds. Enchaînement d'un naturel déconcertant avec "Here today", encore plus sombre, où les lignes de guitare et de batterie, somptueuses, s'évertuent à nous faire courir, cette fois, sur un tapis roulant déglingué, sans autre but que celui-là. Malgré des refrains nerveux et tranchants, le tempo s'apaise un peu avec "Monkeyland", mais pas les angoisses existentielles : "I have to know what is real / And what is illusion / Oh how does it feel / Beyond this confusion...", s'interroge Mark Burgess. "Monkeyland", riche en symboles, met le doigt sur des peurs ancestrales - celles de ne pas être accepté par la société, d'être trop différent - et les émotions contradictoires relatives à ces inquiétudes, comme l'envie de rester unique, le besoin de solitude ou de survie dans une civilisation qui reste animale, malgré tous les efforts déployés pour renier cette vérité au profit de l'intellect.
"Second skin", le titre suivant, aurait dû être un tube, celui qui aurait propulsé le groupe sur le podium des piliers de la new-wave, à l'instar des Cure et autres Banshees. Malheureusement pour eux, il n'en a rien été, et on peine à en comprendre les raisons. Tout juste peut-on admettre que pour une chanson, frôler les sept minutes n'aide forcément pas à passer en radio. Reste que l'on tient là le sommet de cet opus, un condensé parfaitement équilibré de mélancolie, de romantisme et de rêverie. Musicalement, l'introduction au clavier est d'un goût exquis. Quant aux accords de guitare, ils sont plus éthérés que jamais, et se décomposent souvent en d'affriolants arpèges fantomatiques. "Up the down escalator", derrière un dynamisme de façade, voit le chanteur ironiser, avec un désenchantement à couper au couteau, sur la façon dont fonctionne le monde, soutenant cette idée que la société aurait une fâcheuse tendance à vouloir rendre les hommes esclaves plutôt que libres. "There must be something wrong boys / They're dragging me down...", se moque-t-il. Et pour couper court à tout discours spirituel, il prend les devants ("Eden / There's no Eden anyway..."). Dans la religion, point de salut.
Et l'album redescend, inexorablement, vers les affres les plus tortueuses de l'âme. On perçoit dans "Less than human" une colère refoulée face à l'impossibilité de contrôler pleinement son destin. Il y aura un "avant et un après soi" : sur cette Terre, nous ne faisons que passer. Même sentiment de dépossession sur "Pleasure and pain" et "Thursday's child". Burgess désacralise l'existence, lui ôte son côté merveilleux, et, en quelque sorte, fustige l'optimisme aveugle et naïf, assumant ses textes fatalistes avec un aplomb déroutant.
La suite et fin de ce premier témoignage musical des Chameleons n'aura de cesse d'évoluer dans cette bulle désormais familière de désenchantement et de poésie noire, où se succèdent riffs filandreux, atmosphères climatiques, images éphémères et douleurs sourdes. Si l'on devait retenir un seul titre parmis ceux restant, ce serait sans doute "A person isn't safe anywhere these days", non seulement parce qu'on tenait, là encore, un hit potentiel, mais également parce que le thème de l'inhumanité y est poussé à son paroxysme ; et au final, ce morceau possède tellement d'interprétations possibles que le mystère s'installe, sombre et inébranlable. Qu'est-il évoqué ici ? Une vision effrayante due à une psychose ? Un cauchemar ? Un simple mauvais souvenir ? Le choc engendré par le retour d'une personne que l'on espérait ne plus jamais revoir ? L'apparition de la Grande Faucheuse ? Beaucoup de questions pour très peu de certitudes, et c'est là la force de l'ensemble du disque. Grâce à l'univers unique qui le caractérise, il nous plonge dans une vertigineuse introspection. Pour nous aider à comprendre, et à accepter que malgré tous nos efforts, une partie de notre vie restera à jamais - qu'on le veuille ou non - la proie d'un épais brouillard. Que les solutions de facilité (religion, conformisme...), obstacles de la liberté, n'y changeront rien. Et si, au bout du pont, le message qui nous attend était simplement celui-ci : "Carpe Diem" ?