Sur leur quatrième album, Algiers ont recruté quelques invités prestigieux pour explorer les ramifications tentaculaires d'un post-punk hanté, ténébreux et inquiet. Shook défie toute possibilité d’étiquetage avec l’énergie d'un désespoir dystopique. Celui du jour funeste où le genre humain sera convaincu de n’avoir plus rien à perdre.
Algiers font partie de la meilleure catégorie. Celle des groupes capables de presque tout, mais dont l’étincelle des débuts transparaît encore régulièrement dans l’écoute de leurs nouvelles production. Pour autant, ça ne veut pas dire qu’il est impossible d’avoir des exigences. Après un excellent premier album furibard et angoissé en 2015, la bande de Franklin James Fisher avait signé une petite merveille avec The Underside of Power, aisément l’un des albums post-punk les plus divergents, ambitieux et envoûtants des quinze dernières années. Un condensé de bruit sensuel, d'intellect tranchant, de violence racée et d’écriture multidirectionnelle, agglomérant rock industriel, punk, hip hop et soul pour en distiller cette sève bileuse et gothique qui fait l’ordinaire des monstres nocturnes.
Dans le cas d’Algiers, le trait le plus frappant de la bestiole était bien son appétit omnivore et insatiable, capable d’engloutir tous ces genres musicaux pour les recracher en une haleine venimeuse et corrodante, colportant la révolte de ses textes aux quatre vents. Néanmoins, There Is No Year, sans être véritablement indigne, faisait figure de légère déception. On y entendait le groupe élargir son approche pour s’essayer à des textures et des structures plus consensuelles. Il en résultait un projet bien plus concis et accessible, émaillé de titres enthousiasmants (Unoccupied, Dispossession, There Is No Year, Void), mais aussi de moments moins prenants où Algiers donnaient l’impression de retenir leurs coups. Le fond était certes toujours singulier et impactant, mais paraissait souvent en déphasage avec une forme un peu trop polie. Aussi, à l’annonce de Shook, avec un total de dix-sept pistes pour cinquante-cinq minutes d’écoutes, le tout assorti de la pochette la plus classe de ce début d’année, on s’impatientait grandement à l’idée de voir la bête reprendre du poil. À l’heure d’ouvrir la cage, le sentiment est un volatile cocktail d’excitation et de péril. L’idéal, en somme.
Everybody Shatter. Un synthé vacillant dans la nuit, une ligne de basse distendue sur un beat hip hop, un chœur gospel qui perce les ténèbres, et nous y voilà. Big Rube veille au grain, en bon compatriote d’Atlanta. Son spoken word de prophète de la fin des temps est parfaitement galonnée pour mener les troupes à l'assaut, subtilisant instantanément l’attention de l’auditeur. Avec patience et ruse, la composition s’étoffe en arrière-plan, minutant ses effets jusqu’à finalement gagner le devant de la scène pour éclater à tout rompre. Une fois cette première piste achevée, on se rend compte qu’on est précisément sur le fil. On a tout et rien établi. Connaissant Algiers, on se dit que tout et son contraire pourrait advenir à partir de là. Et c’est précisément ce qui finit par se produire. Au fur et à mesure qu’il se dévoile, toujours partiellement plongé dans des ombres qui le composent tout autant que ce qu'elles masquent, Shook confirme l’impression pernicieuse d’une entité délibérément bicéphale.
La première facette de cette identité sculpte son ossature dans les titres les plus directs de l'album. Nombreuses sont les chansons qui font gicler le ketchup sur les murs avec une punkitude totale. Irreversible Damage bénéficie du flow tendu de Zack de la Rocha et comporte l’un des refrains les plus marquants du projet. I Can’t Stand It!, avec Sam T. Herring de Future Islands et Jae Matthews de Boy Harsher, oscille entre punk, indus et trip hop. Sur A Good Man, les guitares de Lee Tesche cassent des bouches en citant quasiment les Damned. 73% opère en deux temps, d’abord en ricochant en tous sens comme chez Death Grips, puis en faisant jaillir des riffs qui lorgnent presque sur un pub rock nerveux à la Dr Feelgood, donnant au passage un bon coup de fouet au tempo, qui se cabre et cavale avec une terreur renouvelée. Bite Back échafaude un groove hip hop torturé sur fond de synthés anxiogènes, chauffant la place à un double featuring de Billy Woods et Backxwash. La batterie de Matt Tong n’est jamais moins que diabolique de précision, tout en étant parfaitement au service de la composition. Le son d’un groupe qui n’a pas oublié de mettre à profit sa force de frappe pour nous en mettre plein la gueule.
L’autre visage de Shook, plus trouble, apparaît au milieu des brumes indécises de moments incertains, qui se présentent comme des bifurcations, mais nous égarent si facilement qu’ils finissent par constituer le véritable itinéraire du projet. Perdus pour perdus, autant marcher franchement à travers les ténèbres. Dans un monde dystopique où The Weeknd période Blinding Lights serait la plus grande popstar du globe, Cold World serait le son d’un groupe punk crachant son vacarme industriel au coin d’une rue malfamée. La présence de Nadah El Shazly apporte une lumière majestueuse qui craquèle à peine la chape de bitume de la composition. Les synthés et les guitares font corps dans un même mortier et Franklin James Fisher demeure un frontman fascinant, habité par les visions apocalyptiques qui peuplent ses textes, à la voix déchirée entre hargne punk et lyrisme gospel, entre hip hop bétonné et blues hanté. Green Iris part sur un piano jazzy et un chœur gospel de toute beauté, pouvant occasionnellement se parer d’un drapé surnaturel façon Blackstar de Bowie, avant de basculer vers un assaut indus sur fond de rythme quasi-trap où la fureur de Fisher perfore les nappes de saturation.
Something Wrong est une rumination gothique cauchemardesque qui serpente à travers la nuit, et dont le texte oppressant dépeint les pires travers d’une Amérique à la violence horriblement moderne. Là encore, la fin de la chanson embraye la vitesse supérieure, précipitant la cadence vers des guitares bruitistes, une batterie effrénée et un saxophone en pleine strangulation. An Echophonic Soul relâche ensuite un peu l’étreinte pour laisser Patrick Shiroishi tirer des notes mélancoliques sur un lit de synthés grondants. Momentary est une conclusion anxieuse, que le spoken word de Lee Bains illumine comme un astre sombre, radiant des ténèbres au cœur desquelles tout, encore une fois, est susceptible d’advenir. Le meilleur, le pire, mais surtout tout ce qui sépare et relie ces deux extrêmes. C’est ce qu’on appelle communément la vie, et c’est ce que Shook finit par nous rappeler avec une évidence terrifiante. Le futur vous effraie ? Le passé se répète ? Le capitalisme et la démocratie menacent de nous emporter avec eux dans une agonie nucléaire ? À ce stade, nous sommes encore en vie. Frémissons ensemble, donc. C'est l'un des plus terribles privilèges des vivants.