Qui l'aurait cru ?
Qui aurait cru que la vieille fascination fonctionnerait toujours, se nourrissant sans doute de manière morbide de la nostalgie ("Au sujet de la mort d'Andy..."), mais faisant ressurgir l'ancien...
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le 18 juil. 2014
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Face à l’adversité, c’est bien connu, on se surpasse, et on reconnait ses vrais amis. Rien de tel qu’un bon vieux drame pour se reconnecter aux vraies valeurs, pour distinguer l’essentiel des enfantillages. A la fin des années quatre-vingt, Lou Reed et John Cale ont récolté les lauriers du Velvet Underground, et depuis, ils ne s’adressent quasiment plus la parole. Bien sûr, les deux se vouent secrètement une grande admiration, mais leur égos respectifs les empêchent de cohabiter. Après des années dans le rôle du junkie de compétition, Lou Reed a miraculeusement décroché, et est devenu un nazi de la sobriété. De peur d’être rattrapé par ses sales manies chimiques, il n’a aucune envie de revoir ses fréquentations passées, les anciens de la Factory, et encore moins John Cale, la pire des influences. Le Gallois traîne une réputation sulfureuse, celle d’un génie nocif, imprévisible et camé, à deux doigts de la schizophrénie. Il vit assez mal son manque de succès et jalouse celui de Reed, qui n’a pourtant pas toujours l’air de se fouler. Mais depuis la naissance de sa fille, Cale est en pleine remise en question, et tente sincèrement de mettre fin à ses addictions. Il se remet à composer des symphonies et en a fini avec les hurlements hystériques. On en est là lorsque leur ancien mentor, Andy Warhol, meurt en 1987.
Ca fait bien longtemps qu’ils se sont émancipés d’un quelconque parrainage. Mais Cale et Reed ont beau avoir fermement déclaré leur indépendance, ils savent d’où ils viennent et ce qu’ils doivent au Pape du Pop Art. Ces années de déglingue branchée à la Factory ne sont pas si lointaines, ils en portent encore les séquelles. Le moment est venu pour eux de se retrouver et de débriefer ces folles années, d’en évoquer les joies et les peines. Une rare occasion de mettre leur fierté en sourdine, le temps de rendre hommage à celui qui a lancé leur carrière, celui qu’ils appelaient affectueusement Drella, contraction entre Dracula et Cinderella, un surnom que Warhol n’aimait pas trop mais qui collait tellement à sa dualité et à son aura légendaire.
Cale et Reed n’avaient plus joué ensemble depuis vingt ans, leur dernière collaboration remontait à 1968 et sonnait comme une rupture destructrice. La réconciliation sera à mille lieues de la violence de "Sister Ray". Dans Songs For Drella, les dissonances n’ont pas disparu, mais elles ne sont plus issues de la folie cathartique des interprètes. Reed et Cale enregistrent seuls cet eulogie à l’émotion contenue, aucun musicien additionnel n’est de la partie. Les deux cadors proto-punk se confrontent en lieu clôt, armés de leurs instruments totems : guitare pour le New-yorkais, violon et piano pour le Gallois. Ils n’ont pas de section rythmique sur laquelle se reposer, c’est un tête-à-tête imposé entre deux éminences qui ont traversé des décennies de rancune tenace. L’absence de batterie renforce la valeur intimiste de l’œuvre, et les deux hommes, assagis par le deuil et la maturité, semblent à nouveau se tutoyer. En filigrane, on sent que le nihilisme révolutionnaire du Velvet Underground fait encore vibrer les murs du studio. Dans les rythmiques anarchiques de Reed, dans le martèlement frénétique du clavier de Cale, on discerne l’ombre des mots qu’ils n’oseront jamais se dire. Songs For Drella est un dialogue musical entre deux rivaux en symbiose totale. S’ils ne traitent pas directement de leur relation, c’est pourtant bien cette histoire que Songs For Drella nous conte en sous-texte. En rassemblant leurs souvenirs communs, ils se livrent chacun à un mea-culpa poignant, trop pudique pour s’assumer tel quel.
Si Lou a toujours du mal à s’entendre avec les vivants, il n’a pas son pareil pour rendre hommage aux défunts. C’est souvent dans ce contexte qu’il se montre le plus fragile, et Songs For Drella en est une magnifique démonstration. L’ouverture, "Small Town", suffit à faire pardonner toutes les âneries qu’il a pu enregistrer dans les années quatre-vingt.
« When you’re growing up in a small town / Bad eyes, bad skins, gay and fatty / People look at you funny »
Sur un élégant staccato de piano, Lou Reed rallume la flamme en prenant sa plus belle voix de conteur néo-beatnik, énonçant avec un détachement génial les considérations d’un jeune paumé avec des rêves artistiques pleins la tête, et qui verra dans la Factory un phare au bout du tunnel de l’ennui. Voilà ce que seront les héros de l’album : des déclassés sociaux, coupables de leur sexualité, de leur gueule ou de leur souffrance, réfugiés dans le foyer de Warhol où ils sont acceptés, où enfin ils peuvent épanouir leur créativité. A la solitude de "Small Town", le deuxième titre répond par une invitation chaleureuse, avec une économie de moyens saisissante. "Open House" porte merveilleusement son nom. Parfois dans les chansons de Songs For Drella, l’ambiguïté concernant l’identité du narrateur est cultivée, mais "Open House" met très clairement en scène l’esprit démiurge de la Factory, ouvrant ses portes à ses futures stars d’un quart d’heure. L’ambiance incroyablement réconfortante du morceau va se prolonger sur l’ensemble des chapitres qui composent l’œuvre, et cela même durant sa deuxième partie, plus lucide et forcément plus cruelle. On sait bien que Lou Reed est capable d’une immense tendresse sous ses apparences de vil salopard. Et cela n’a jamais été aussi flagrant que dans Songs For Drella. Mais ce serait une grave erreur d’attribuer la réussite du disque à l’unique plume de Reed. Trop longtemps, sa déviance clinquante a focalisé les attentions et dissimulé le talent incroyable de John Cale, multi-instrumentiste sublime au song-writing mésestimé. La délicatesse de son chant sur "Style It Takes" est plus touchante encore lorsque l’on connait ses performances scéniques maniacodépressives des eighties. Bien sûr, l’émotion est à son paroxysme lorsque le Gallois évoque son groupe de jeunesse, sous l’approbation silencieuse de Reed :
« This is a rock group called The Velvet Underground / I shot movies on them, do you like that sound ? / ‘Cause they have a style that grates / And I have art to make »
C’est seulement le troisième titre, et déjà on est à court de superlatif. On a la sensation d’entendre les deux monstres sacrés tomber les masques et se livrer dans la plus pure sincérité. Pas vraiment des exemples d’humilité, les voilà ici démunis, brisés par la mort de leur ami, animés par la seule volonté de lui rendre l’hommage le plus honnête possible. Pour cela, Reed rétablit quelques vérités. Sur le bouillonnant "Work", il fustige les croyances selon lesquelles la Factory n’était qu’un repère de tire-au-flans surtout occupés à s’auto-congratuler. Au contraire, Warhol poussait les artistes à être productifs et voyait d’un mauvais œil ceux qui se contentaient de peu. Sur "Trouble With Classicists", John Cale livre les préceptes créatifs de Warhol, son dédain des méthodistes et son amour des instinctifs. Ici, le piano et la guitare électrique virevoltent dans un dialogue magique, s’échangent les rôles avec une dextérité rugueuse. "Starlight" démontre, s’il en était besoin, que rien ne sied mieux au tempo vacillant et abrasif de Reed que la rigueur de Cale, fin connaisseur académique qui n’observe les règles que pour mieux s’en affranchir. Dans son fond comme dans sa forme, Songs For Drella est un fabuleux discours sur la genèse artistique, sur son apprentissage et sur son importance vitale. Le tourbillon abrasif de Images rentre dans le vif du sujet en évoquant les sérigraphies d’Andy, ses fameux portraits démultipliés, symboles ultimes de l’art Warholien. L’alto de John Cale, si mélodieux sur "Style It Takes", retrouve ici ça verve velvetienne, l’archet fait crisser les cordes avec un sadisme délectable, comme au bon vieux temps. Images est un choc esthétique illustrant à merveille l’œuvre du Pop Artist, qui prend un malin plaisir à provoquer les détracteurs criant à l’arnaque intellectuelle.
« I think images are worth repeating… And repeating… And repeating… Images ! Those images ! »
A partir de "Slip Away", l’album prend une tournure plus sombre. D’abord empreinte d’une distance respectueuse, la voix de Reed perd ses moyens et se fait tremblante. Lou, expert en vacheries et champion des sarcasmes, est pris en flagrant délit d’émotions. Paradoxalement, les textes deviennent plus durs. Car l’oraison funèbre ne fera pas l’impasse sur la déchéance de la Factory, sur les aspects plus discutables de la personnalité d’Andy Warhol. On sait que lui et Reed ne se sont pas quittés en bons termes, et jamais l’album ne tente de baratiner l’auditeur avec une version plus satisfaisante de l’Histoire. C’est probablement la prise de risque la plus payante de Drella, celle qui l’affranchit d’office de l’angélisme larmoyant qui plombe généralement l’exercice. Songs For Drella rend hommage sans omettre les conflits, sans dissimuler les griefs et les regrets. Reed s’est éloigné de son maître car il pensait que sa survie en dépendait, et ça a brisé le cœur de Warhol. « You know, I hate Lou, I really do », écrivit-il dans son journal intime, phrase reprise à l’identique dans le magnifique "A Dream". Lorsque son usine à rêves biaisés se déserte, il refuse de voir la réalité en face, et lorsque ses stars à la dérive lui demandent son aide, il botte en touche. C’est ce que raconte It Wasn’t Me, avec une froideur frappante. Les années soixante s’achevèrent en emportant ses idéaux avec elles, la tentative de meurtre de Warhol par Valérie Solanas s’ajoutant comme un énième symbole de la fin du rêve. Sur "I Believe", Reed envoie bouler ses convictions progressistes et s’improvise supporter de la loi du Talion : vingt ans après l’agression, sa rancune envers l’activiste féministe déséquilibrée demeure tenace.
Le long monologue "A Dream", susurré par la voix caressante de John Cale, amorce une conclusion bouleversante. Une nappe synthétique, crépusculaire et envoûtante, accompagne les songes d’Andy, perturbés par une angoisse post-traumatique. Des souvenirs doux-amers le submergent, et c’est en envisageant une mort paisible qu’il semble trouver une délivrance.
« Gee, wouldn’t it be funny if I died in this dream, before I could make another one up… ? »
La voix de Cale s’évapore dans un murmure élégiaque, similaire à celui qui concluait Paris 1919, son chef d’œuvre des années soixante-dix. Les mots qu’il clame sur "Forever Changed" le concernent autant que Warhol, récit d’une migration salvatrice, d’une quête artistique à travers les continents. Reed en profite pour signer l’un des meilleurs solos de sa carrière, prodigieusement nerveux et intuitif. Le disque s’achève sur "Hello It’s Me", une confession si émouvante qu’elle vous collera la chair de poule pour le restant de vos jours. C’est un Reed en pleine rédemption qui chante ces derniers vers, des excuses tardives que l’intéressé ne pourra plus jamais accepter, une ultime déclaration d’amour sidérante d’intensité. Il n’y a que le silence qui peut succéder à tant de beauté.
Dire que Songs For Drella mérite toutes les louanges tient certainement de l’euphémisme. A peine quelques mois après sa sortie, une énième brouille en séparera les deux protagonistes. Mais cela ne suffira pas à ternir son inconcevable réussite. La seule réunion de ces deux surdoués narcissiques tenait du miracle, la résurrection de leur précieuse alchimie a l’allure d’un mythe. A la fois hommage posthume, essai sur l’acte créatif et témoignage historique, Songs For Drella n’est rien moins que le cinquième album non-officiel du Velvet Underground.
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le 8 oct. 2020
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