Songs for Young Lovers est souvent considéré comme le tout premier album-concept. En réalité, il s'agit de l'album Let There Be Love de Joni James, sorti seulement quelques mois, premier à adopter une structure autour d'un thème unique et à mettre en relief une certaine évolution au fil des différentes chansons. Mais c'est certainement l'album de Sinatra qui a contribué à populariser ce concept : s'il ne s'agit pas encore d'un véritable récit comme le feront bien plus tard The Who (Tommy) ou Pink Floyd (The Wall), Songs for Young Lovers a une solidité et une cohérence qui l'imposeront comme une référence du genre. Il s'agit également du premier album majeur de l'artiste, qui initie une longue et fructueuse collaboration avec l'arrangeur et chef d'orchestre Nelson Riddle, aboutissant à plusieurs albums inoubliables dont le chef d'oeuvre In the Wee Small Hours.
Le titre de l'album, essentiel, définit le cadre et l'unité de l'oeuvre : mais il ne va pas sans une certaine ambiguïté. Le pluriel indique à penser que les chansons sont destinées à être écoutées à deux, et qu'elles s'adressent plus généralement à tous les amoureux ; mais les paroles sont loin de décrire des situations idylliques, j'y reviendrai. On pourrait aussi bien penser que le titre englobe amoureux heureux comme malheureux, comblés comme délaissés : « lover » en anglais, veut aussi bien dire être en couple qu'être amoureux de quelqu'un ou de quelque chose. C'est ce qui fait la grande force de l'album : sa courte durée (une vingtaine de minutes) favorise les écoutes rapides et il s'apprécie aussi bien dans les instants heureux que dans les moments de mélancolie.
La subtilité et la nuance sont les maîtres-mots des arrangements délicats de Nelson Riddle, de l'interprétation extrêmement impliquée de Sinatra et des textes que l'on doit à quelques-uns des plus grands pourvoyeurs du Great American Songbook : Richard Rodgers et Lorenz Hart, Cole Porter, George et Ira Gerwshin... Tout simplement, ce sont toutes les nuances et les moments de la relation amoureuse qui sont décrites ici. Du fantasme d'adolescent de The Girl Next Door au dialogue d'un homme et de ses souvenirs, après la séparation, dans They Can't Take Away From Me, en passant par l'instant exalté de la rencontre décrit dans les sautillants A Foggy Day et I Get a Kick Out of You (« I suddenly turn out and see your fabulous face »). Comme le dit si bien Elvis Costello dans Town Cryer, « love and unhappinness go arm in arm ». C'est-à-dire que malgré le plaisir procuré par le sentiment amoureux, seul capable de ramener à la vie un homme qui ne ressent plus aucune sensation dans I Get a Kick Out of You, le malheur n'en est jamais loin, il en semble même indissociable. C'est la poignante mélancolie, à la fois délicieuse et douloureuse, de Like Someone in Love, où Sinatra livre peut-être sa plus belle interprétation, la plus émouvante du moins. C'est tout bonnement le mouvement du désir, porteur d'une vitalité destructrice, qui est dépeint ici. D'ailleurs, bien loin d'être toujours un moment privilégié, la rencontre se présente parfois comme l'union de deux mélancolies, de deux solitudes (« Blue boy to cheer up little girl blue »). Seul l'instant de la séparation, et les sentiments d'absence, de manque, ne sont pas décrits, sans doute parce que Sinatra leur consacrera un album de cinquante minutes l'année suivante, In the Wee Small Hours. Seulement, avec They Can't Take Away From Me, on se trouve transporté dans l'après, où seuls les souvenirs des moments heureux et des petits détails inoubliables peuvent consoler et réconforter.
Mais l'album ne se borne pas à une analyse du sentiment amoureux : la chanson d'ouverture, reprise un nombre incalculable de fois, et qui contient en elle quelque chose de l'essence même de la perfection, privilégie le rythme et la musique des mots. De même, un grand soin est accordée à l'atmosphère et aux paysages : A Foggy Day nous transporte dans la brumeuse capitale londonienne, illuminée un instant par l'être aimé (« For suddenly/I saw you standing right there/And in foggy London Town/The sun was shining, shining, shining, everywhere »). Elle préfigure ainsi l'album qui lui sera consacré en 1962 (Great Songs from Great Britain). Enfin, dans la chanson qui clôt l'album, le son de clochettes d'argent évoque immédiatement un Noël enneigé à Manhattan, où les violettes viennent couronner les fourrures épaisses d'une touche de tendresse.
S'il fallait conseiller un album pour découvrir Frank Sinatra, ce serait assurément celui-ci : bien plus accessible que les cinquante minutes de In the Wee Small Hours, il contient tous les éléments qui ont fait son succès, et bon nombre de chansons inoubliables, à part peut-être Little Girl Blue, qui manque d'un motif accrocheur (« hook » en anglais) capable de capter l'attention de l'auditeur. Il reste une démonstration éclatante de tout l'intérêt qu'il faut accorder aux grands standards américains, qui masquent une certaine uniformité musicale derrière une grande subtilité d'écriture et une constante qualité d'interprétation. Il constituerait également le meilleur remède à ceux qui voient de la sénilité ou du manque d'inspiration dans le temps et le talent que Bob Dylan consacre depuis 2015 aux reprises du Great American Songbook.