On savait bien peu de choses sur cet album, sinon qu'il ne s'agirait pas du Man on the Moon III qu'attendent tous ceux qui suivent Kid Cudi. Il est arrivé un peu par hasard, comme le précédent d'ailleurs ; si bien que je me suis moi-même fait surprendre par sa sortie. Je n'ai pas connu l'infortune de découvrir les critiques avant l'album. Dans ce cas plus que dans tout autre, l'inverse peut être fatal. La hype qui entourait le personnage avait déjà commencé à s'effriter nettement, et crescendo, à mesure que WZRD, Indicud et Satellite Flight étaient apparus. Mais le lynchage qu'a précédé cet album-là dépasse tout. Il est attaqué jusqu'à mettre en doute la crédibilité de Cudi en tant qu'artiste.
Et c'est un paradoxe plein de sens que celui-ci : Kid Cudi ne fait plus l'unanimité parmi ses fans et, pour aller plus loin, en a déçu la grande majorité. Il n'y a pas de reproche plus injuste et idiot que celui qui lui rappelle quotidiennement, sur Facebook et Twitter, combien il s'éloigne de sa "fanbase". Quoi de plus stérile et lâche que ce raisonnement commercial ? Peut-être son large succès cachait-il jusqu'alors la sincérité de son travail ?
S'il n'est pas futile de s'attarder sur l'acharnement, parfois plus jubilatoire que contrarié, qu'on a fait subir à l'artiste, c'est qu'il dit beaucoup de l'album. C'est une œuvre qui se mérite, que l'on doit faire l'effort d'accepter. Qui voudra, à l'aube d'un siècle qui a fait du divertissement son lâche ambassadeur, se livrer à une si sombre introspection? Speedin' Bullet 2 Heaven n'a pas la politesse de nous offrir un horizon final plus heureux que ce qui le constitue : la solitude, la résignation, la conscience terrible que nos démons ne nous quittent jamais. Nul besoin de souscrire à Kid Cudi quand il nous annonce le suicide comme seule issue pour apprécier la profondeur et la rare lucidité qui font cet album.
Le même album par Kurt Cobain aurait connu un autre accueil. Et c'est une œuvre trop forte pour que je ne crois pas qu'elle finira par trouver son public. Quand les trois power chords de Screwed résonnent avec cette nonchalance, quand Kid Cudi entonne sa complainte de damné avec si peu de retenue, avec tant de premier degré, peut-être effectivement n'a-t-on plus qu'à choisir entre crier au génie et crier à l'imposture. J'ai pris ma décision dès les premières notes et je reste frappé, à chaque écoute, par l'insouciance et la singularité des morceaux, par la liberté de leurs structures. J'ai lu des comparaisons diverses de cet album avec d'autres, des suppositions sur ses influences. Aucune n'est évidente. L'album dans son ensemble ne ressemble à rien. Il n'est pas grunge, pas hip-hop, pas folk.
Rares et grands sont ceux qui ont su mêler paroles et musique avec cette cohérence. Mais un tel parti pris refuse toute concession et condamne l'album, dans une certaine mesure, à être écouté seul. Et c'est une sentence qu'il faut accepter de respecter, un de ces sacrifices qu'il faut savoir faire ; c'est une beauté qui fait mal. A celui à qui une première écoute laissera un goût lugubre, je dois dire cela : cette beauté transcende tout, elle corrige ce que la vie a eu le mauvais goût de nous laisser à l'état d'ébauche. La musique n'a peut-être jamais plus de sens que quand elle magnifie ce que ce monde a de plus terrifiant. Ce sentiment lugubre, ce propos sinistre ; ils ne sont pas à combattre. Même eux, dans leur froide lucidité, l'art peut les tourner en sa faveur. Il sait les magnifier. Et en ce sens, cet album est le contraire d'un renoncement