DEPECHE MODE CHAPITRE 14 : "Spirit" ou l'esprit contestataire.

Le gros problème quand on est fan (mais genre "vraiment") d'un groupe c'est qu'on a parfois du mal à prendre du recul sur son oeuvre. Hors, Depeche Mode étant très probablement mon groupe préféré (à peine devant quelques autres grands de la musique rock dont la mention suffirait à faire grincer des dents les puristes qui les voient comme des indépassables) la question peut se poser en toute légitimité : puis-je sérieusement détester le nouvel album "Spirit" qui vient de sortir? Puis-je pour une fois dans ma vie ne pas aimer comme tant d'autres fans sur amazon ou deezer ce nouveau cru qui se révèle immédiatement d'une fadeur insupportable, sans aucun grand morceau, et avec un single "Where's the revolution" très en dessous des bombes promotionnelles issus des albums précédents? Et bien...je dois avouer que j'ai eu très peur cette fois-ci. En effet, Depeche Mode n'a jamais été un groupe dont la musique est absolument "fédératrice" ou immédiate, et il faut en effet de longues et patientes écoutes pour pouvoir apprécier la richesse et la profondeur de leurs disques (ne serait-ce qu'avec "Ultra" qui reste pourtant un chef d'oeuvre absolu)...mais là ils ont atteint un sommet clairement!

A la première écoute j'ai eu la désagréable impression que le groupe avait peut-être pondu l'album de trop... "Delta machine" n'était pas exempt de tout défaut mais contenait UN grand morceau "Heaven" et quelques belles pièces immédiatement accrocheuses ("Soothe my sool", "Broken")...ici c'est plus compliqué. "Going backwards" en ouverture me file cependant immédiatement le frisson : le rythme dur et martial, les riffs de guitare bien sentis, et ce groove délicieux et subtile dont Depeche Mode a le secret me fait immédiatement rentrer en transe! Les paroles sont engagées : seule "originalité" du disque qui n'est pas pour autant une nouveauté si on prend certains de leurs premiers albums... "Where's the revolution" se débrouille plutôt bien dans son genre et s'apprécie d'autant mieux à la suite de "Going backwards" qu'en tant que single isolé : couplets lents et menaçants...touches électro extrêmement froides, et hop refrain puissant et grandiloquent qui semble être conçu pour être scandé dans les stades. Au vu du reste de l'album on comprend immédiatement pourquoi ils ont choisi ce titre comme single...la principale qualité étant ce refrain pas piqué des vers qui a au moins le mérite de faire son effet et d'instiller l'ambiance de révolte souhaité.

Il faut dire que ça n'est vraiment pas la joie sur "Spirit" côté ambiance : la couleur du groupe est ici plus noire que jamais...gris foncé par endroits peut-être comme sur ce "So much love" accrocheur qui rappellera sans doute aux nostalgiques un descendant de "A question of time" et "Behind the wheel". Ce moment de cavalcade pop/rock au climat mystérieux et pesant sera un des sommets du disque et un des rares titres que l'on retiendra à la première écoute...parce que pour le reste euh...c'est vraiment difficile d'apprécier ça et d'en extirper une saveur particulièrement profonde qui pourtant fait tout le charme et l'essence du groupe.

Et puis, on se ressaisit et on se dit qu'ils ont voulu nous faire le coup du disque anti-commercial par excellence et qu'ils n'ont plus le goût à nous pondre des "Wrong" ou des "Precious", et on le réécoute. Certains morceaux tels que ce "You move" restent toujours aussi fort qu'à la première écoute, c'est groovy, c'est sombre, c'est sexy, c'est Depeche Mode, et avec un usage des synthés toujours aussi décalé et inventif...cette collaboration Dave/Martin s'avère particulièrement fructueuse sur ce morceau. D'autres morceaux qui avaient déjà retenu notre attention deviennent tout bonnement indispensables : "Scum" et son côté déglingué, ses voix trafiquées, et ses secousses synthétiques qui nous font immédiatement taper du pied et remuer la nuque, le superbe "The worst crime" et son atmosphère lugubre mis en tension permanente par des changements de rythmes étonnants, "Poison heart" aux échos puissants et son côté bluesy, et même "Cover me" qui paraissait plutôt chiant au départ finit par s'imposer comme un beau moment grâce à ses nappes de synthés expérimentales qui ne font que gagner en intensité à mesure que progresse le morceau, etc...

Alors..."Spirit" grand album et retour gagnant pour Depeche Mode? Pour ce qui est du second point : oui assurément, d'ailleurs le disque a été majoritairement encensé par les critiques (si l'on exclut une certaine tiédeur de la part de certains fans français) et plébiscité à très juste titre...mais vu son côté anti-commercial à l'extrême ça m'étonnerait qu'il se vende aussi bien que les précédents. Pour ce qui est du "grand" album...je n'irais peut-être pas jusqu'à le placer parmi les 6 ou 7 meilleurs disques du groupe, mais il y a fort à parier qu'il gagnera encore en substance avec les écoutes et finira par y entrer. Un excellent disque au final, mais extrêmement dur à appréhender et à apprécier. Ici le groupe a davantage misé sur la cohérence, tout s'enchaîne parfaitement de A à Z et chaque titre recèle son lot de surprises, d'expérimentations, et de subtilités...et gagne en saveur au fil des écoutes c'est ça la magie Depeche Mode! Bon par contre, il y a toujours des trucs que je trouve un peu surfaits..."Eternal" chanté par Gore n'est pas inoubliable, de même que le sympathique mais assez surestimé "Poorman", ou encore ce "Fail" (encore chanté par Gore) de conclusion qui aurait gagné à être un peu plus immédiat...surtout quand on a en mémoire les fermetures de disques colossales que le groupe ne semble jamais avoir de mal à nous pondre d'habitude.

Au final, "Spirit" est un album complexe, sophistiqué mais moins accrocheur mélodiquement qu'à l’accoutumée (moins immédiat plutôt), dense, cohérent, et d'une solidité qui en fait un diamant noir et compact dont le groupe n'a pas à rougir...Je tiens quand même à préciser au passage que Depeche Mode est décidément un véritable phénomène pour ce qui est du rapport quantité/qualité : 36 ans de carrière et pas un seul mauvais disque...ça mérite un prix...et plusieurs achats que je n'ai jamais eu à regretter! Merci d'être encore là et de chercher en plus à coller au contexte socio/politique de l'époque c'est plus que louable... Comme le demandent les journalistes français moyens et peu imaginatifs : Depeche Mode...toujours à la mode? OUI assurément!

En fait, en le réécoutant de façon répétée et approfondie je le trouve de plus en plus addictif et hormis "Poorman" un peu anodin (mais pas nul du tout) je crois que j'adhère totalement à la démarche du groupe sur ce disque, à ses compositions d'une grande force et d'une richesse insoupçonnée, à sa froideur et à son cynisme très poussé sans jamais être poussif...bref j'adore Spirit, leur deuxième meilleur album du 21ème siècle après "Playing the angel" en fait!

Ma note : 18/20.