"Station to Station" est le seul disque de mon existence que j'ai écouté pour la première fois, et en intégralité, au téléphone : j'étais interne au lycée et je n'avais pas pu, pour la 1ère fois depuis mon coup de foudre pour Bowie, acheter son nouveau disque le jour même de sa sortie ! Un ami m'avait donc fait ce cadeau de m'appeler sur le téléphone (l'unique téléphone...) du dortoir, et me l'avait fait découvrir au combiné. On était en 1976 et la qualité du son laissait franchement à désirer... Pourtant, paradoxalement, c'est plus le souvenir de cette première écoute que de toutes celles qui ont suivi, dans des conditions plus normales et meilleures, qui m'a marqué.
"Station to Station", avec sa pochette en noir et blanc (honteusement remplacée dans certaines éditions plus récentes par une version couleur de la photo) et son évocation du film - très moyen - de Nicholas Roeg, "The Man Who Fell to Earth", est d'une certaine manière le premier disque de la seconde carrière de Bowie. Oubliées les années de construction, balayé le triomphe glam-rock, et une fois assimilées les tentations funky des deux albums précédents, Bowie trouve sa voie, sa voix (il change assez radicalement de registre, et devient une sorte de crooner futuriste époustouflant) et son style musical... auquel contribue largement le guitariste Carlos Alomar (un peu comme Mick Ronson avait contribué à la période antérieure...).
Bien sûr, l'album bénéficie avant tout de ses dix minutes d'introduction homérique avec le morceau éponyme, une merveille conceptuelle qui conjugue parfaitement confession intime ("It is not the side effects of the cocaine...") et excitation de la découverte... du monde (en train) et de la musique. Le reste varie du très plaisant ("Golden Years" et "TVC15", ce dernier titre quand même très intense après un démarrage amusant façon "Hunky Dory"...) au légèrement pénible ("Stay", assez faible, et surtout interminable...), en passant par une sorte d'esprit baroque qui, selon notre humeur, enchante ou fatigue ("Wild if the Wind" pousse les curseurs loin dans l'excès de pathos !).
Objectivement, "Station to Station" n'est pas un grand disque, mais il est néanmoins absolument essentiel dans la trajectoire de Bowie, qui y devient le "Thin White Duke", amaigri, cocaïné, sombrant même dans le ridicule avec quelques propos fascistes qu'il regrettera toute sa vie ensuite. "Station to Station" ouvre la porte aux audaces des deux albums suivants, "Low" et "Heroes", tout en offrant des satisfactions un peu plus immédiates que ceux-ci.
A écouter au téléphone ? Sans doute pas, mais j'ai toujours rêvé de traverser les plaines de l'Oural à bord d'un Transsibérien en écoutant "Station to Station", la chanson, en boucle.
[Critique écrite en 2021]