De Simon & Garfunkel je ne connaissais presque rien : deux ou trois tubes comme The Sound Of Silence et c’est à peu près tout. Leurs disques sont toujours passés sous mes radars sans véritable raison ; si ce n’est que je me les représentais comme de jolies choses molles, qui ne me faisaient pas tellement envie. Et puis, au gré des écoutes aléatoires Youtube, voilà que je tombe sur la première chanson - éponyme - de ce LP. Nom de dieu ce son ! Seul un solo de saxo pas très heureux vient entacher ce premier contact. Ni une ni deux, flairant le bon filon, je me procure l’album.
Ce qui frappe d’abord, c’est la prod’, hallucinante de bon goût pour un disque si tardif. Les crédits indiquent 1975. Si l’on excepte la légère hérésie du saxophone de Still Crazy… (qui sonne, pour le coup, bien de son époque) on se croirait pourtant dans le meilleur de la pop à la fin des sixties. Clean mais pas lisse, complexe mais épuré, comme des Zombies moins orchestrés, chaque nouveau titre est un enchantement. L’ensemble forme une sorte de merveille pop complètement inattendue, mixée au cordeau et divinement composée. La pochette elle-même vaut son pesant de lol - Paul Simon y pose serein, surplombant la ville, arborant, entre une fort seyante moustache et un petit jean moulant, le doux sourire du devoir accompli.
Voix d’ange, qui se paie le luxe d’évoquer Colin Blunstone (/Dieu) tout en s’en démarquant quand il le faut, Paul Simon suggère par endroits une sorte de Van Morrison assagi et plus doux. Toujours impeccable dans ses parties vocales, mais astiquant très proprement le manche par ailleurs, il est soutenu par ce qui se fait de mieux à l’époque - bénéficiant du concours de la section rythmique maison des Muscle Shoals, dont on ne dira jamais assez de bien, de la voix d’Art Garfunkel sur la sublime (et rejouée) My Little Town, des beaux choeurs de Valérie Simpson et Patti Austin… N’en jetez plus. Non content de chanter merveilleusement, P.S. est aussi très drôle (cf. l’improbable refrain de You’re Kind : "So goodbye, goodbye / I'm gonna leave you now / And here's the reason why / I like to sleep with the window open / And you keep the window close / So goodbye"). Les couplets de 50 Ways To Leave Your Lover offrent sans doute l’une des plus belles mélodies que j’ai entendues ces dernières années. Seul léger bémol pour chipoter, la très enlevée Gone At Last, dont les bruyantes (quoique jolies) envolées gospel détonnent un peu avec l’ensemble. Mais il suffit d’écouter la première face pour se convaincre que le bonhomme en a sous le coude - quel enchaînement parfait.
Au total, il est assez surprenant que cet album ne soit pas régulièrement cité parmi les plus grands de la pop. Pas précisément obscur - il se classe 1e du Billboard Pop l’année de sa sortie, et simultanément 6e des charts anglais - il demeure pourtant relativement discret dans les habituels classements à la “1001 disques à écouter avant de...” (quand s’y trouvent par contre systématiquement des horreurs comme le Horses de Patti Smith). Pour qui se lance dans l’odyssée sans fin de la découverte musicale, nombreux sont les instants de découragement, les heures sombres où s’impose le sentiment qu’aucune trouvaille n’apportera plus ni joie ni surprise. Still Crazy After All These Years est de ces disques phares, repères, ou refuges contre la lassitude, qui redonnent foi en la nécessité de continuer à défricher.
My Little Town, indépassable deuxième piste, vaut à elle seule l’achat de l’album. Véritable gemme qui apparaissait déjà chez Simon & Garfunkel, elle propose d’abord la peinture mélancolique d’une petite ville pauvre américaine, entre image d'Épinal et crasse du quotidien. Au détour d’une pieuse évocation de la vie familiale, on sent néanmoins poindre la dimension de répétition mortifère ; et l’on croirait soudain la jeunesse de John Fante mise en musique. La modulation classieuse et sublimement introduite qui mène au pont, et à l’explosion des chœurs hantés, achèvera d’enfoncer le clou : c’est la mort qui s’impose. Écrite à l’origine pour Art Garfunkel parce qu’il chantait “trop de chansons douces”, ce titre fait mentir mes préjugés et résume bien l’art complexe de Paul Simon, qui condense délicates mélodies et paroles acides, où les nobles sentiments religieux coexistent avec un cynisme effronté, où la souffrance la plus vive n’est jamais loin de l’amour le plus pur.