Big City Lights
Il est facile de réduire ce City Lights à sa bouleversante scène finale. Elle le vaut bien cependant tant elle se fait la synthèse de ce que le cinéma muet a de meilleur. L’absence de parole est...
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le 3 avr. 2014
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S’il est un état de l’être qui soit plus évanescent que la moyenne, c’est bien celui-là. A se demander raisonnablement s’il est habité d’une quelconque légitimité. Pourquoi, à tout prendre, s’épuiser à courir après, l’enserrer pour mieux l’échapper, l’abandonner un temps, juste assez pour oublier que les retrouvailles forcées auront le goût de ces heures pénibles et passéistes qui rongent le calme intérieur. Pourquoi, à cet instant particulier, accélérer vainement la venue de l’inévitable.
Car une fois là, bien installée elle ne s’en ira pas de sitôt, te mènera la vie dure. Comme un poids, comme une blessure qu’on s’habitue à porter, compagnon d’infortune lourdingue, usant.
La maturité.
Un fardeau si lourd à porter qu’il faut à tout prix s’en décharger, tout au moins partiellement, sur autrui. Appelons ça vider son sac, forcer l’empathie, ouvrir son cœur, emmerder le monde, qu’importe le flacon, s’agit de larguer les amarres de l’introspection, d’abandonner ses sentiments intimes à l’inconnu. Il en fera l’usage qu’il jugera bon.
Fleurissent en ce terreau les œuvres adultes les plus sincères qui soient, les plus enfantines sans antonymie aucune.
Œuvres de maturité donc, prenant bien souvent racine à l’approche de la terrifiante cinquantaine, chargées d’une expérience naissante qui peine encore à se nommer sagesse, se cherche une raison d’être, pour ne pas virer au regret.
Hokusai affirmait en l’occurrence n’avoir rien produit de valable avant l’âge de soixante-dix ans quand Bukowski situait les prémices de sa maturité littéraire autour des cinquante printemps.
On serait pourtant salement ingrat, quasi-malotru, de balayer d’un revers dédaigneux les jeunes efforts de Joey Cape, qu’ils soient Punkisants, acoustiques ou communautaires. Si tout n’était pas parfait, parfois brouillon, occasionnellement dispensable, il y avait inévitablement ce soupçon de foi musicale infalsifiable, cette voix qui touche le cœur. De maturité point. Ou moins.
Hang laissait, pour l’oreille attentive, deviner le ver dans le fruit, l’âge de raison tombé sans coup férir sur l’homme et son œuvre. Mais saturation et rythmique aidant, on n’y voyait que du feu, qu’un bel album de Punk californien vaguement mélancolique à ses heures.
Et 2015. Stitch Puppy.
Joey a 49 ans et le cœur gros. Tournées à rallonge avec Lagwagon, perte de repère, déréliction mondiale et désabusement. L’humeur est à une nouvelle échappée solitaire, une de plus diront les déçus de la première heure, conscients du fait que Joey aura jusqu’ici brillé avec plus d’éclat au moment de révéler la sensibilité acoustique de ses pairs (le passionnant et prolifique projet One Week Records) que lors de ses propres compositions, méritantes et justes sans atteindre jamais la miraculeuse essentialité de celles d’un Walt Hamburger ou d’une Laura Mardon.
Les sceptiques auront à nouveau tort. La donne a changé.
Stitch Puppy, ses poupées de tissu, ses skateboards et ses déguisements étranges. Stitch Puppy est l’album de la maturité naissante, l’aube d’un autre-chose.
Joey Cape tire des ficelles aussi grosses que des séquoias bicentenaires (This Life Is Strange) avec la subtilité d’un apprenti boucher mais il insuffle à chaque parcelle de sa démarche créative un tel abandon sentimental gorgé de sincérité que la formule, si bêtement évidente soit-elle, fait mouche à chaque fois, sans la moindre exception. Alors le parallèle Bukowskien s’affirme au grand jour. On se remémore les phrases banales du grand Buk, leur vulgarité crue, leur simplicité factice. On se rappelle aussi leur inconcevable force, leur capacité à marquer durablement l’esprit au fer rouge, à drainer la sève lourde d’une vérité absolue, qu’il serait vain de remettre en cause. C’est de ça qu’il est question ici. Pendant trente minutes.
Trente minutes essentielle au cours desquelles Joey redéfinit à loisir les contours de son acoustique à géométrie variable où le numérique n’est pas banni, où le violoncelle est bienvenu à dose homéopathique (Me The Witness), où le piano fait des ravages (Broken).
A fleur de peau, à fleur de voix, toutes voiles dehors.
Trente minutes pour affirmer à qui voudra l’entendre qu’un homme est né, produit d’une vie en effet bien étrange, pleine de bas, de hauts et d’interrogations. Produit du désordre absolu de l’existence, d’un début de recul, de tri, fondements d’une maturité à peine esquissée, premiers pas timides et émouvants sur un chemin qui, on se doit de l’espérer, en verra beaucoup d’autres.
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Créée
le 17 janv. 2017
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