Jadis, j'avais mis 9 à cet album. Parce que j'étais dans un moment de ma vie où je voulais encore m'autopersuader que la musique lente était forcément mauvaise pour l'humanité, nécessairement encline à célèbrer le coma hédoniste et dépressif et la médiocrité.
Désormais, ce sera 10, car au fond il n'appartient qu'aux médiocres de sombrer dans l'hédonisme ou la dépression en écoutant de la musique qui, quoique résolument lente, n'en est pas moins un chef d'oeuvre du rock des années 1990, et plus généralement de la musique en général.
Oui, là, vous vous dites que c'est totalement subjectif et gratuit, que je suis un fan, et j'accorde que le 9 était aussi lié au ressentiment d'être étiquetté "école des fans".
Commençons donc la critique à proprement parler.
Stratosphere, c'est l'histoire d'un retour à l'expérimentation et au "lo-fi" (ou, si vous préférez un terme moins clivant, à la simplicité des moyens et des formes de composition), non par snobisme, non par l'ambition d'exprimer une différence ou une nouveauté, ou même une esthétique unique, mais par INSPIRATION. On touche ici au plus profond de la sincérité de l'expression artistique en général.
On pourra dire ce qu'on voudra, parler de "slow-core", d'une resucée générationnelle indie-DIY historiquement parallèle à son versant commercial(isé), "grunge", de "space-rock", d'idiosyncrasie, de minimalisme et de parti pris d'obscurité ayant généré un statut "cult(e)" ; tout cela ne fait qu'effleurer le sujet.
Certes, on peut rappeler que les deux membres fondateurs ont participé au groupe de post-hardcore Mohinder (qui n'a en fait de "post-" qu'une recherche mélodique guitarre-basse-rythmique et un chant volant au dessus de leurs contemporains, mais on demeure dans une rapidité et une abrasivité beaucoup plus traditionnelle que Fugazi et tous ceux qui suivront), ainsi qu'à Calm (qu'on pourrait qualifier d'Emo de la première vague, celle qui a encore un sens et pas une étiquette, mais là aussi une identité propre se creuse) - et que Jason Albertini, le troisième homme (batteur devenu membre-compositeur à part entière après Stratosphere), a acquis une relative notoriété avec Helvetia, groupe qu'on pourrait qualifier de post-Duster, un rien plus grand public.
Mais cela n'est encore, outre l'indice d'une certain passion pour la musique et la recherche d'une expression subjectiviste, personnelle et intime, que du placement - et je ne saurais vraiment ici parler de produit.
Les moyens d'enregistrement sont mauvais, les mélodies simples (mais souvent très ciselées - "less is more" disent les anglophones), les paroles volontairement vagues, obscures, mais toujours poétiques (beat, surréalisme, haiku me viennent à l'esprit, mais il faut impérativement y ajouter une absence de prétention chronique, ou, lorsque ce n'est pas le cas, une ironie assumée, mais dans une légèreté incomparable) - et tout l'album est un univers qui n'admet guère une écoute séparée des titres. Certes quelques uns peuvent être appréciés séparément, mais on ne les ressent jamais autant que lorsqu'on les écoute dans l'ordre de l'album (c'est pour moi un signe de talent vis-à-vis de sa composition que d'être ainsi amené à anticiper systématiquement le morceau suivant lorsque par hasard je tente une écoute séparée).
Quel univers ? le ciel, les nuages, une immensité indomptable mais sereine à la portée d'une imagination libérée des présuppositions habituelles du rock. Quelle séduction, quelle liberté, quelle rébellion ? à quoi bon ? l'infini est déjà là, palpable, à ceux qui veulent vraiment écouter. On ne cherchera pas ici à vous convertir. Les émotions, incroyablement franches, sont ébauchées avec lenteur et simplicité, comme un enfant rêveur gribouillant des paysages nocturnes au stylo (dans un autre aspect : les pochettes sont toutes des non-oeuvres, des exemplifications métonymiques sarcastiques d'austérité).
Ce n'est peut être pas pour tout le monde, mais à mon sens, cela va bien plus loin qu'une énorme foule de groupes qui essayent fort (j'essaie ici de traduire "are trying hard(er)").
Pour finir, je dirais trois choses.
Tout d'abord, ce que j'ai pu lire ailleurs sur le web (anglophone) et qui m'a paru terriblement précis.
- Duster est un groupe qui, en restant simple, épuré (dans un certain sens) réussit le tour de force d'être approprié par la vie, les personnalités et situations diverses de son auditoire : Duster prend une signification intime et personnelle pour tous ceux qui l'écoutent avec insistance
- Duster n'a pas cherché (ou alors c'est un summum peu égalé de fausse modestie et il faut tout de même s'incliner) à graver son nom dans le marbre de l'histoire du rock, et c'est justement là son génie : une partie des morceaux, moins expressifs, peuvent être regardés comme des transitions, du "remplissage" entre moments forts de l'album... c'est à mon sens un des éléments tout à fait punk qui subsiste malgré la lenteur hypnotique et "planante" qui caractérise l'oeuvre dans son ensemble : il n'y a pas de "format" ici, le seul format est la volonté créatrice
Mon dernier mot sera que chaque album (ou EP, ou bootlegs) a sa propre tonalité, sa dimension propre, et c'est la raison pour laquelle je ne m'essaierai pas à critiquer ceux-ci... ce qui précède est une porte d'entrée, à vous de vous faire votre propre idée.
Bonnes promenades, collègues explorateurs du ciel !