Alan Vega et Martin Rev. “En ce temps-là, nous essayions simplement de rester en vie. Chaque jour, nous ne savions jamais si nous allions pouvoir manger ou pas. Nous errions dans les rues tard dans la nuit, affamés, à la recherche d’un lieu où jouer et nous finissions souvent par atterrir chez Blimpie, vers une ou deux heures du matin. Il y avait aussi un burger sur la 6ème rue où Marty récupérait les frites brûlées. C’était tout, nous n’avions rien d’autre, ni le matin ni le midi. C’est ainsi que nous vivions.” Semi-SDF amateurs d'Art moderne, prêts à ne subir aucune concession. Ils se mettent en duo, partageant beaucoup trop de points communs pour ne rien foutre ensemble. 10 ans de scènes : concerts en bastons, chanteur bloquant les portes, terreur générale ; un enregistrement intégral de 22 minutes à Bruxelles a réussi à condenser l'effet que procurait le groupe sur les planches. Faut dire qu'il n'y a jamais eu de précédents à ce groupe au nom désespéré comme une promesse de flingue sur la tempe, où le chanteur hurle tel un patient d’hôpital psychiatrique et son partenaire reste penché sur un clavier flingué. Les mélodies sont répétitives et tiennent sur quelques notes, presque toutes en Mineur. Les paroles sont très simples, parlent ouvertement de dépravations.
Et il s'y passe quelque chose d'unique.
Lorsqu'on leur propose enfin d'enregistrer un album, on aurait pu croire que les deux écorchés s'adouciraient. Que nenni, ce sera encore plus agressif. Il y a des albums qui caressent et qui mordent ; "Suicide" veut t'enfoncer un couteau dans le cerveau, de sortes à ce que tu ne l'oublie jamais. Et il y parvient : il n'y a pas d'équivalent à ce premier disque marquant pour son jusqu'au-boutisme, le fait qu'il n'a peur de rien et que cette invulnérabilité contre tout est authentique, personnelle aux auteurs. "Ghost Rider" et "Rocket USA" inaugurent le jeu de massacre, en commençant à s'attaquer aux USA, d'une manière punk électro sorti des bas-fonds. "Cheree" passe aux morts ; en effet, la chanson parle de nécrophilie. Sur un enchaînement de 4 notes qui marche sublimement bien, un rajout de carillon presque enchanté, Vega proclame son amour pour sa victime. Aucune perversité, en dehors de la connaissance de la situation. "Cheree" est un chef d'oeuvre de sensibilité, la seule de l'album, et pourtant elle est de nature perverse. Ce morceau est unique et, oui, peut être considéré comme une chanson d'amour, déchirante par ses sous-entendus. "Johnny" se fout de la gueule de l'Américain moyen, avant de passer aux "Girls" pour leur montrer comment qu'c'est le 7ème ciel. Toujours des structures de ritournelles, mais avec un parfum de profond malaise et de pure vérité, dans le sens où le vécu des deux membres se ressent à chaque instant : tout suinte ici la misère et la radicalité de leurs vices. Elles y trouvent leur acheminement avec l'agression musicale ultime : "Frankie Teardrop". 10 minutes de terreur absolue. Pour faire très simple, c'est un ouvrier qui pète un plomb, tue son patron après avoir été viré, puis tue sa famille (le moment des meurtres est facile à repérer, c'est quand Vega hurle comme un chat étranglé jusqu'à la saturation du micro). Pour faire très simple, y'a pas de mélodie, c'est juste une atmosphère oppressante, qui ne fait qu'augmenter. Y'aura pas de superficialité en instruments, y'auras aucune édulcoration : la folie, Suicide va te forcer à l'écouter. Puissamment inoubliable. Et pour achever ce disque qui place la Mort au-dessus de tout, "Che" conclut le tout de façon très pesante, comme une descente dans un tombeau auprès du leader révolutionnaire. C'est un hommage, que Vega et Rev semblent vivre comme la fin d'une époque, la fin d'un espoir de rêve au-milieu de leurs cauchemars permanents. Une fois le disque apaisé par le silence, on attend encore un peu pour se lever. Suicide n'a jamais été un groupe très connu, mais toute personne l'ayant approché est capable de vous décrire précisément l'expérience de ses écoutes. Je vous recommande également le reste de leur discographie, en particuliers "Why Blue ?", sauf "A American Suprême", qui lui donne littéralement mal à la tête. En matière d'électro, ils sont complètement à part, mais c'est clairement un de mes chouchous, parce que cet album comme les autres ne trichent à aucun moment : les mecs étaient réellement cramés intérieurement.
Pourquoi Suicide ? "Parce que si on était appelé Vie, personne ne serait venu nous écouter."