Je fais partie de ceux que "You Want It Darker" avait (légèrement) déçus : trop préoccupé par Dieu, par la foi, par la judéité, le poète aux portes de la Mort s'interrogeait logiquement sur le sens de son existence. Mais tout un pan, le plus beau à mon sens, de l'Art de Cohen passait à la trappe : son amour des femmes, du sexe, de la danse, de la joie, de la vie. Son humour, terrible mais si réjouissant aussi. Bref, l'album testament sonnait de manière trop monochromatique pour être à la hauteur de l'oeuvre sublime qu'il devait conclure.
Dans ce contexte, l'annonce par le fils Adam de l'existence de derniers poèmes, d'ultimes ébauches de chansons, qui seraient mises en forme et en musique par lui, avec l'aide de nombreux artistes, souvent canadiens, fut un véritable baume pour calmer ma frustration. Le sort aura voulu que "Thanks for the Dance", que je tiens désormais pour l'un des plus beaux albums du maître paraisse le jour même de la disparition de ma maman. Je pris, naturellement, cette coïncidence comme un signe amical que la Musique m'adressait, moi qui l'aime tant. J'écoutai donc cet album pour la première fois en conduisant doucement, dans le noir par une froide nuit de Novembre, sur les routes sinueuses du Charolais. Et le dernier, oui, le véritable dernier album de Cohen, l'un des cinq artistes qui ont été les plus importants dans ma vie, pénétra doucement en moi. Soulageant le chagrin. Apportant de nouveau la Lumière et l'amour de la Vie, même dans la tristesse, alors que tout semblait perdu.
Pour finir, écoutons une dernière fois (?) les mots du poète :
"I had no trouble betting for the flood against the ark, you see I know / I knew about the ending and what happens to the heart" ("Happens to the Heart")
Il n'y a pas de happy end, les films hollywoodiens et les prêtres de toutes les religions nous ont toujours menti. Mais notre lucidité quant à l'absence de salut n'a pas fait de nous des êtres cyniques ou résignés pour autant. Le cœur finit par se dessécher, mais il a battu fort.
"I loved you face, I loved your hair / Your t-shirts, your evening wear / And for the world, the job, the war / I ditched them all to love you more" ("Moving On")
Peut-on continuer à vivre alors que l'être aimé n'est plus ? OUI, absolument, dans le souvenir de l'Amour autant que de l’être aimé.
"Her thighs they slipped away from me / Like schools of startled fish / Though I've forgotten half my life / I still remember this" ("The Night of Santiago")
Et puis il y a le sexe, au centre de tout. Et, quand on est devenu un vieil homme, le souvenir chéri de sa virilité, et du plaisir qu'on a donné.
"We were first we were last / In line at the temple of pleasure / But the green was so green / And the blue was so blue / I was so I / And you were so you" ("Thanks for the Dance")
Au cœur de ce dernier album, il y a l'habituelle valse, l'une des mélodies les plus "classiques" chez Cohen : il y a les "la la la", et les chœurs féminins qui dégoulinent et élèvent. On écoute ce titre les larmes aux yeux, la splendeur de la vie nous submerge. Merci, oui merci !
"It's torn where there's beauty, it's torn where there's death / It's torn where there's mercy, but torn somewhat less" ("It's Torn")
... Et malgré tout, le désespoir rôde, en embuscade : notre monde est en ruine, sans doute foutu. Ne reste que la compassion, qui ne résout rien... mais quand même qui est la dernière preuve de notre humanité déchue.
"I sit in my chair / I look at the street / The neighbor returns my smile of defeat" (The Goal")
Voici un poème, un bref poème, pas une chanson. Il n'y avait pas de véritable "but" dans la vie, la vieillesse est une défaite. Mais nous la partageons.
"German puppets burned the Jews / Jewish puppets did not choose / Puppet presidents command / Puppet troops to burn the land" ("Puppets")
La surprise de l'album, un texte violent, politique, étonnamment direct, sans métaphore. Et sans humour (le grand absent de cet album). Il y a là une rage froide qui grandit encore l'homme qui s'en va. Loin de l'acceptation résignée que l'on trouve souvent chez ceux qui partent.
"I can make the hills / The system is shot / I'm living on pills / For which I thank God" ("The Hills")
"The Hills" aurait pu aisément figurer parmi les titres du chef d'oeuvre "I'm Your Man". C'est un récit post-apocalyptique, et il y a cet envol lyrique des cuivres et des voix féminines, formidablement "cohenien". C'est d'ailleurs ici la seule chanson complètement terminée par Len avant la fin.
"Listen to the hummingbird / Whose wings you cannot see / Listen to the Hummingbird / Don't listen to me" ("Listen to the Hummingbird")
La musique se tait, on termine par la Voix, solitaire. Les derniers mots. Qui nous disent de ne pas l'écouter puisqu'il est déjà du côté de la Mort. Qu'il vaut mieux écouter, encore et toujours, la Vie.
[Critique écrite en 2019]