C'est toujours avec un peu d'appréhension qu'on se lance dans un double album. Derrière cet élan de générosité se cache souvent 2 périls : une créativité artistique incontrôlée qui conduit le musicien à garder toutes ses compositions, aboutissant sauf pour les génies à un ensemble inégal ; ou/et un ensemble tellement homogène au niveau des textures que ce qui aurait pu donner un très bon album devient un double album indigeste. Et The Beatles – où l'album régulièrement titré « meilleur double album de tous les temps » – ne m'apparaît pas forcément comme un modèle à suivre.
Dans son cas ce n'est pas vraiment l'homogénéité qui pose problème, on aurait plutôt tendance à dire le contraire. The Beatles est sans aucun doute l'album le plus varié du groupe, totalement hétéroclite et toujours accessible (ce qui à ma connaissance est assez unique pour un double album). On connaît le contexte interne du groupe, et on devine avec cet album que c'était bien la musique qui les réunissait encore. Chacun veut y apporter sa touche – même Ringo réussit à glisser sa première composition. Oh il y a encore le son caractéristique et la production des Beatles, mais on sent que cet album est un fourre-tout pour toutes les inspirations personnelles du moment et l'occasion ou jamais d'y mettre ses projets refoulés. Hormis la page psychédélique apparemment tournée, on y retrouve beaucoup de styles musicaux : pop, folk acoustique, rock(abilly), et même hard rock (Helter Skelter), country (Rocky Racoon), blues rock (Year Blues) music hall (Honey Pie), easy listening (Goodbye)...
Là où le bât blesse (ça n'engage bien sûr que moi vu sa réputation et sa moyenne sur le site), c'est qu'il est également loin d'être homogène en qualité. Les Beatles avaient l'habitude, même dans leur meilleurs albums, de faire côtoyer quelques perles, beaucoup de bonnes pop songs, et quelques unes plus moyennes - mais rarement énervantes. Ici on franchit allégrement la ligne. Le duo décalé et incongru Ob-La-Di, Ob-La-Da / Wild Honey Pies casse totalement la dynamique de départ après 3 bonnes chansons. La seconde atteignant un tel niveau de nullité qu'on ne sait pas trop ce qui est le plus aberrant, sa présence sur la tracklist finale ou son enregistrement à la base...
Heureusement le disque 1 comporte un très bon noyau de la légère pop song Bungalow Bill jusqu'à la jolie ballade folk Blackbird – peut être un poil surestimée. La présence de Clapton est très bénéfique sur While my guitar gently weeps qui devance d'une bonne coudée toutes les autres chansons du double album, bien que les deux suivantes soient également remarquables. Mais Piggies, en dépit de son texte satirique, n'apporte pas grand chose, flirtant parfois avec le mauvais goût. J'aime beaucoup Rocky Racoon, et Don't pass me by est de bonne facture, mais encore une fois la très subtile Why Don't We do It in the road fait clignoter mentalement le bouton next. D'autant plus regrettable que derrière le 1er disque s'achève timidement avec la gentille I will et Julia qui, sans être désagréable, n'est pas la ballade la plus inspirée qu'on ait entendue.
Et puis, je ne sais pas pour vous, mais pour moi c'est un peu la disette dans le disque 2, qui rappelons le n'est pas censé être un bonus (et ça se voit sur le prix je pense). En réalité, pas de gros ratage à la manière d'un Wild Honey Pie mais pas de brillantes réussites non plus. Allez, peut-être l'aigre douce Sexy Sadie et Helter Skelter qui nous sort un peu de la torpeur (et si on a fait mieux matière de hard rock par la suite elle n'en reste pas moins bluffante pour l'époque). Quant à Revolution 9 qui sera appréciée subjectivement elle n'a en réalité pas grand chose à faire là et n'aurait d'ailleurs pas figuré sur l'album si l'égo de Lennon ne l'avait pas imposée.
Après, ces reproches sont à relativiser. Parce que le premier disque justifie l'achat à lui seul malgré quelques scories. Parce que le double blanc n'en reste pas moins une oeuvre unique, emblématique, et très influente de la musique populaire. Vu la diversité de l'ensemble, nul doute que chacun y trouvera son compte, et rien empêche ceux qui partagent mon avis de faire un tri, avec le sentiment qu'ils auraient pu, s'ils l'avaient voulu et avec une aisance déconcertante, sortir un album simple et leur meilleur – c'est à dire quelque chose s'approchant de l'album pop/rock ultime.