L'album où il n'y a rien dessus
Le disque sort le 22 novembre 1968, en plein période contestataire européenne et de création musicale sans limite, après trois albums baptisés par quelques-uns uns de « trilogie psychédélique » qui obéissaient tous à un certain concept, une ligne directrice qui les homogénéisaient. Rien de tout cela ici, car l'on trouve ici plus une collection de chansons éparses, toujours écrites par un seul membre du groupe, dans son coin.
Le groupe est presque dissout à cette époque. John ne pense plus qu'à convoler avec Yoko, George est dans les limbes psychédéliques et commencent à se rendre compte que son talent est bouffé par les deux énergumènes, Ringo est parti en vacances, loin et très longtemps et arrivera même en retard à l'enregistrement (c'est pour ça que McCartney prendra sa place derrière les fûts pour « Back In The USSR »), et Paul, lui seul s'accroche et croit encore au groupe. Il y a de nombreuses autres anecdotes croustillantes au sujet de cet album, à commencer par cette pochette immaculée. C'est John qui est, indirectement, à l'origine de cette idée. En fait, il voulait mettre une photo assez osée de lui et Yoko au lit. Ce qui n'a pas manqué d'énerver les autres qui lui ont, de suite, demandé de trouver autre chose. Blessé dans son orgueil, John dira : « Ce sera cette photo ou rien ! » Ce fut rien. Désolé John.
Les thèmes abordés sont tous différents : John chante sur sa mère (Julia), Paul sur sa chienne (Martha My Dear), « Sexy Sadie » fait référence à un yogi indien qui les a arnaqués d'une coquette somme en Inde, « Glass Onion » revient déjà sur l'image du groupe, « Back In The USSR » fait référence au « Back In The USA » de Chuck Berry et se transforme en critique douce-amère des States par un personnage russe émigré. L'album touche à tous les styles. En 30 morceaux (qui dépassent rarement les 3 minutes) nous avons l'éventail de la musique des 40 prochaines années. Il y a là de la country (Rocky Racoon), du blues, du rock, de la comédie musicale (Honey Pie), de la pop, du hard-rock (le magnifique et furibard Helter-Skelter), des ballades, de la musique concrète (Revolution 9)... Cet album sonne comme une collection de projets solos des trois principaux compositeurs. Seul, au milieu de ce bordel, Ringo essaye de faire le lien le mieux qu'il le peut entre les différents membres du groupe. Cela sonne aussi comme l'album d'un groupe en crise, d'un groupe sans avenir mais avec un passé florissant. Mais néanmoins, c'est un tel concentré de créativité, d'originalité (renforcé par la compétition entre eux) que cela reste à jamais leur album le plus important, celui que l'on retrouve encore dans les volutes de Portishead, dans l'écriture de Thom Yorke, dans les personnages de Bowie et pleins d'autres. La plupart des groupes doivent quelque chose à cet album là. Un album remplit de pop-songs à chialer (Happiness Is A Warm Gun, While My Guitar Gently Weeps) d'improvisations et d'expérimentations. Un laboratoire, une bible, un livre de coloriage, voilà ce que c'est, mais surtout le meilleur album double de tous les temps : indépassable, intraduisible, impossible à refaire, un chef d'œuvre.