Cela peut quand même être énervant de voir des critiques donner des 10/10 à un album juste pour un morceau ou un moment particulier, sans jamais donner de justification valide sur les choix de cette note. On peut citer de nombreux cas où un album est "généralisé" (pour ne pas dire "surestimé"): Agents of Fortune de Blue Öyster Cult: dans toutes les critiques professionnelles de l'époque que j'ai lues, on ne parle que de (Don't Fear) The Reaper. Year of the Cat d'Al Stewart: on ne le retient que pour la chanson éponyme. The Wall de Pink Floyd: sérieux, qui a envie de mentionner les minables Goodbye Cruel World ou Bring the Boys Back Home? Autant mettre un 10 direct et ne citer que les morceaux phares comme Comfortably Numb ou Another Brick in the Wall (Part 2). Bref, la liste est longue, j'en passe, mais j'ai l'impression que c'est la même chose avec The Dark Side of the Moon. Un album ne peut pas tout le temps se résumer à 2 ou 3 chansons (sauf si c'est Thick as a Brick de Jethro Tull ou Pawn Hearts de Van Der Graaf Generator, qui ne contiennent effectivement que 1 et 3 pistes respectivement), comme il peut parfois nous sembler.

Comme vous avez certainement pu le constater, je ne pense pas que ce disque soit foncièrement mauvais, loin de là, sinon je ne lui aurai pas donné un 9/10, mais je trouve que The Dark Side of the Moon, outre le succès commercial, critique et culturel qu'il a été, ne représente ni l'essence ni le meilleur de Pink Floyd, mon groupe préféré. Pour m'expliquer plus convenablement, il faut écouter et faire le tour de l'album, qui commence par une petite déception, Speak to Me, collage sonore qui donne une espèce d’avant-gout a l'oeuvre. On entend un battement de cœur, ainsi que plusieurs bruitages provenant de différentes chansons du disque, comme les hurlements de Clare Torry sur The Great Gig in the Sky, le distributeur de Money ou les horloges de Time. Ce n'est pas vraiment une chanson et ce n'est absolument pas ce que Pink Floyd nous offre de mieux. Mais disons que dans le contexte de l'album concept, la piste ouvre plutôt bien l'opus, donc pour une fois je serai indulgent et attribuerai une note de 5/10 a Speak to Me. Breathe (In the Air), qui enchaîne sans interruption, remonte le niveau et annonce le ton a venir. Il s'agit d'une excellente intro, bien ficelée, qui représente la profondeur musicale du Floyd; les différentes couches de claviers de Richard Wright, les guitares pleurantes de David Gilmour et les sections rythmiques relaxantes et satisfaisantes de la part de Nick Mason et Roger Waters. N'oublions pas de citer aussi les textes, qui, selon moi, sont la vraie force de l'album, Waters s'affirmant parmi les meilleurs paroliers de la planète rock. Breathe reste donc une très agréable chanson, bien que je ne la considérerais pas comme un morceau particulièrement mémorable ou important du groupe.

On The Run. Ah, voilà un morceau que la plupart des critiques ne citera évidemment pas, tellement c'est de la merde. "Ah mais non justement c'est super créatif et expérimental! C'est une forme d'art à part entière... tu ne comprends rien à l'originalité musicale, gna gna gna gna..." Eh ben, justement pourquoi On The Run mériterait-il des éloges alors que d'autres morceaux de la même teneur, genre Sysyphus ou Several Species of Small Furry Animals Gathered in a Cave and Grooving With a Pict (tous deux d'Ummagumma) sont détestés par le public? Ils sont pourtant très créatifs aussi ces morceaux, voire encore plus qu'On The Run. On dira ce qu'on voudra, mais objectivement, cet instrumental électronique est loin (très loin) d'être un chef-d'œuvre ou morceau incontournable de ce disque. D'ailleurs, a l'origine, On The Run s'intitulait The Travel Sequence et était une improvisation hard rock à laquelle participait tout le groupe, qui illustre tout aussi bien le stress du voyage; vous pourrez en trouver des vestiges sur l'EP The Dark Side of the Moon Studio Outtakes 1972. N'importe qui sera obligé d'admettre la supériorité musicale de la chanson initiale. Putain, quel gâchis, vraiment, d'avoir transformé cette Travel Sequence en minable instrumental électronique avant-garde! Heureusement, les quatre morceaux qui vont suivre ce dernier sont tout le contraire: ces quatre-la, consécutives, sont nulle doute le point culminant de l'album et de la carrière de Pink Floyd. Time démarre par des bruitages d'horloges et de réveils, enregistres par le génial Alan Parsons, l’ingénieur du son qui a contribue de manière significative a la renomme de la qualité du son de l'album. Ces horloges ne manquent pas d'instiller un peu de mystère avant que ne sonnent la basse de Waters et les rototoms de Mason, qui livre ici l'une de ses plus belles prestations a la batterie, lors de cette introduction de deux minutes, caractérisée par cette ambiance énigmatique. Le groupe se déchaîne alors, avec les couplets acharnés de Gilmour, contrastes par ceux de Wright, beaucoup plus calmes et remplis de nostalgie, et le hard rock étonnant du groupe, qui atteint son apogée avec l'un des plus beaux soli de guitare de notre ami David. Bref, une prestation excellente qui communique davantage avec le message qu'elle désire transmettre: profiter du moment présent. Il n'y a pas photo, il s'agit de l'une des plus beaux textes de Waters, qui nous incite a croquer dans la vie a pleines dents, goûter aux plaisirs les plus simples, un message essentiel qui transcende toutes les générations. Ici, la musique et les paroles s'unissent parfaitement pour donner sept minutes intenses d’émoi... qui ne s’arrêtent pas qu'avec la fin de Time, car l'ascenseur émotionnel continue sa course folle avec le morceau suivant, The Great Gig in the Sky, qui est selon moi le plus ambivalent de l'album. En l'occurrence, c'est la musique qui va droit au coeur; Wright nous livre ici une de ses plus magnifiques, si pas la meilleure, parties de piano. Uni aux cris maitrisés et sans mots de Clare Torry, le résultat est époustouflant et touchant. Et puis, bien que substantiellement instrumentale, The Great Gig in the Sky porte un message d'une valeur capitale et épicurienne: avoir peur de la mort ne sert à rien; c'est inévitable. Si cette maxime semble pourtant simple et prononcée à travers la voix rauque de Gerry O'Driscoll, le portier d'Abbey Road, la beauté musicale contribue à en faire un précepte primordial pour profiter de la vie. C'est vraiment magnifique. La première piste de la Face B continue sur cette trajectoire de haut niveau, avec le hit single Money. Cette chanson, outre sa musicalité hard rock et accrocheuse, représentative du talent et de la rigueur de Gilmour et Waters, les deux héros du morceau, mélangée à des éléments typiquement progressifs (la mesure est en 7/4 et l'excellent saxophone de Dick Parry fait son apparition) est un véritable bijou aussi, qui incorpore une critique envers l'argent et l'avidité, extrêmement bien menée à travers les couplets simples mais puissants de Waters, encore une fois au pic de sa carrière de parolier. Le solo de saxophone de Parry, les bruitages de distributeur, les cachotteries de différents roadies en fade-out... tout cela ne fait qu'enrichir cet étonnant morceau, qui se termine progressivement avec l'orgue de Wright, très réminiscent des premiers Procol Harum, annonçant la prochaine piste, ma préférée en l'occurrence, Us and Them. Cette dernière est d'une beauté et d'une satisfaction musicale quasi imbattables dans la discographie floydienne, qui signe ici l'un de ses plus beaux morceaux, tant sur le plan des harmonies que sur celui des paroles. Le piano et le saxophone sont omniprésents dans cette ballade jazz-fusion attendrissante et relaxante, qui pourtant affronte des sujets plutôt durs: la première partie parle de la guerre et de comment c'est injuste de voir mourir tant d'innocents au combat (encore une subtile allusion au père de Waters), la deuxième aborderait le thème de la consommation (c'est le seul couplet dont je n'ai pas vraiment saisi les propos) tandis que la troisième expose l'égoïsme humain, à travers une scène banale: ignorer un mendiant. Alors que les couplets sont plutôt calmes et mélancoliques, les refrains sont intenses et d'une certaine théâtralité qui symbolisent tout simplement l'impuissance face aux trois dures vérités exposées à travers la chanson et ne fait que montrer la charge émotionnelle de The Dark Side of the Moon. Je ne sais que dire d'autre; Us and Them est, comme les trois pistes précédentes, un chef-d'œuvre, qui constitue pleinement le sommet musical, lyrique et sentimental de l'album. Un véritable magnum opus digne de la grandeur de son auteur. La petite pause "joyeuse" que nous offre Any Colour You Like est plutôt agréable, bien que franchement, on ne soit pas devant un morceau particulièrement unique dans la discographie floydienne. La nappe de synthés est sympathique mais le morceau prend vraiment son envol vers 1:39 avec ses multiples motifs psychédéliques qui renvoient aux premiers jours du Floyd. Ce n'est donc pas, pour moi en tout cas, une plage importante, mais disons que c'est un bon filler, assurément bien meilleur que ceux que l'on trouve sur The Wall ou The Final Cut. Un autre chef-d'œuvre, d'un registre pourtant différent, nous attend après cet instrumental: Brain Damage, chanson courte mais ô combien géniale. Le riff psychédélique principal est rempli de nostalgie et renvoie clairement l'auditeur à l'époque Syd Barrett, sans compter ces magnifiques refrains qui pourraient à eux seuls définir le morceau. L'album se termine par Eclipse, qui s'enchaîne sans interruption tout en prenant un ton beaucoup plus solennel, marqué par une ferme volonté de conclure clairement cette aventure musicale. "There is no dark side of the moon, really. Matter of fact, it's all dark", prononcé par O'Driscoll, suivi d'un battement de coeur (constituant une boucle avec Speak to Me, typique de cette cyclicité floydienne) achève de façon satisfaisante cette atypique expérience sonore. J'ai entendu à droite et à gauche que la citation du portier d'Abbey Road ne devait pas s'arrêter là, à l'origine; il devait continuer en disant "The only thing that makes it look light is the sun". Dommage, ça aurait été sympa aussi, mais je suppose que ce message était un peu trop optimiste aux yeux de Waters, qui décida alors de l'omettre lors du mixage final.

Et puis, cette pochette, indépendamment de la musique, est un véritable prodige artistique, pourtant simple, mais totalement jouissif. Pour moi, il s'agit bel et bien d'une des plus belles couvertures de l'histoire du rock, si pas la meilleure, sans hésitation.

Ce que j'ai aussi apprécié de The Dark Side of the Moon, c'est la variété d'émotions que l'on pouvait ressentir a travers son écoute. Pour moi, il existe une sensation / sentiment prédominant pour chaque chanson:

Speak to Me - oppression

Breathe - apaisement

On The Run - stress

Time - déception

The Great Gig in the Sky - fragilité

Money - avidité

Us and Them - tristesse

Any Colour You Like - joie

Brain Damage - nostalgie

Eclipse - accomplissement

Certes, ce n'est pas le premier album sentimentalement évocateur du groupe, mais il se distingue des autres par la variété d’émotions ci-présentes. Si avec les trois précédents opus j'avais surtout ressenti la joie, la nostalgie et la mélancolie, avec The Dark Side of the Moon, je ressens tout ca et bien plus. Une des forces de ce disque est donc son éclectisme émotionnel, qui est effectivement extrêmement bien constitué. (On pourra dire la même chose avec The Wall, moi, honnêtement, les seules émotions que j'y ressens sont celles liées a la dépression!)

1. Speak to Me (5/10)

2. Breathe (In the Air) (8,5/10)

3. On The Run (3/10)

4. Time (10/10)

5. The Great Gig in the Sky (10/10)

6. Money (10/10)

7. Us and Them (10/10)

8. Any Colour You Like (7,5/10)

9. Brain Damage (10/10)

10. Eclipse (8/10)

(Le gras indique ma chanson préférée du disque)

En conséquence, je mets un 9/10. Un album solide, donc, consolidé par quatre (voire cinq) très grands chefs-d'œuvre que sont Time, The Great Gig in the Sky, Money et Us and Them, mais qui souffre aussi de fillers un peu regrettables, comme Speak to Me, Any Colour You Like et surtout On The Run, qui ne constituent en aucun cas de points culminants ni de la carrière de Pink Floyd ni du disque. À tout prendre, c'est un bon album que je trouve quand même un peu trop surestimé - ça m'énerve d'entendre "considère The Dark Side of the Moon comme une pièce de musique unique, divisée en plusieurs parties" de la part de quelqu'un qui se croit fan de Pink Floyd alors qu'il n'écoute que ce disque-là. En écrivant d'autres critiques sur différents albums, ça m'est parfois arrivé d'exagérer un peu la note parce qu'il y avait une chanson qui me plaisait vraiment dessus (genre Meddle et Wish You Were Here), mais un artiste ne peut pas se résumer à une seule œuvre: ce n'est pas parce que tu as seulement écouté et adoré The Dark Side of the Moon que tu es fan ou même "connaisseur" de Pink Floyd, il faut aussi explorer le reste de leur discographie. Parallèlement, ce n'est pas parce que j'ai aimé la chanson Year of the Cat d'Al Stewart ou Sultans of Swing de Dire Straits que je connais super bien le groupe. Et puis quoi encore? Bon, tout ça pour vous dire que, oui, The Dark Side of the Moon vulgarise extrêmement bien la mentalité du Floyd, mais n'en représente pas non plus la quintessence.

Herp
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le 3 oct. 2024

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