Elle avait le visage morne et éteint de la femelle qui n'envisage une étincelle de vie que pour tenter de séduire un mâle, le temps d'une étreinte triste dans le but fonctionnel d'une reproduction. Après avoir avalé deux gorgées de bière qui, à son rictus, aurait tout aussi bien pu être de la pisse tiède, elle libéra le pet sec de sa sentence:
- les Doors, sans rire… les portes ! J'ai jamais pu les encadrer. Ils avaient même pas de bassiste, t'imagines ?
- C'est vrai. Pourtant, ils en ont cherché. Mais quand Ray a compris qu'avec son piano basse Fender Rhodes ils pouvaient obtenir le son adéquat, ils ont laissé tombé. Sauf que, si leur premier album est quasiment un album live, un des rares overdubs du disque tient justement dans ses lignes de basse. Larry Knechtel est venu tenir la quatre corde sur le disque.
Elle se mâchouilla la lèvre supérieure, se donnant un air pensif qui ne pouvait tromper que ceux qui l'avaient côtoyée moins de cinq minutes. Son inaptitude absolue à capter le sel de la vie éclatait à la vue de tous les malheureux qui devaient un jour croiser son regard, et transpirait par chaque pore de son anatomie dépressive. Elle tenait un objet de déplaisir et ne comptait pas lâcher le morceau aussi facilement.
- Total, c'est même pas du rock, ton truc. Ils ont même pas de style, en fait.
- Pas faux. Jim adorait les crooners, au fond. J'imagine qu'il se voyait bien en Sinatra. Et ce disque, c'est en effet un mélange de Bossa, de Jazz, de funk, de cabaret allemand et de musique latino. Mais le tour de force, c'est justement de mélanger tous ces éléments en un style unique. La vraie unité du groupe, c'est le danger, l'excitation, la sauvagerie. Jim, qui était né au fin fond de la nuit, le résumait d'ailleurs parfaitement, en disant que la musique des Doors venait des marais primitifs.
Pourtant spécialiste innée du retors, et comprenant qu'elle ne pourrait remporter sa maussade argutie sans livrer un semblant de combat désenchanté, elle décida de jouer la carte d'un contre-emploi un peu navrant.
- En fait, c'est un grand malentendu, ton groupe. Ils sont soi-disant symboles du flower-power mais ils étaient même pas hippies.
- On peut pas dire mieux. C'est même presque le contraire. Les Doors, et surtout cet album, c'est le côté obscure de la love génération. C'est même un manifeste du personal power. La question que pose Morrinson à son auditoire, c'est "qui veux-tu être ?" Ce disque, c'est le premier disque qui a permis à ses auditeurs de se définir comme des êtres indépendants, pas forcément adultes, mais en tout cas pas comme le simple produit de leurs parents. "Perdu dans un désert de souffrance romaine, où tous les enfants ont perdus la tête"… Quel meilleur commentaire sur les faux-semblants du flower-power ?
Elle avait tout juste assez de lucidité renfrognée pour comprendre qu'elle avait perdu sur le terrain des idées mais n'avait pas encore décidé si cela devait lui procurer une couche supplémentaire de mélancolie, ou si elle devait définitivement ranger ce dialogue regrettable dans son immense boite à oubli. Sans conviction, elle se hasarda dans une dernière et piètre bravade
- Je sais pas comment tu peux avoir envie de les défendre. Ils ont jamais soulevé de consensus ou de succès unanime, de leur époque ou depuis. Sauf chez les bobos dans ton genre.
- T'as encore raison. Tuer son père ? Violer sa mère ? Qui avait imaginé ce genre de thématique dans une chanson pop avant eux ? Comment imaginer entrainer les foules avec ça ? D'ailleurs, une anecdote ne trompe pas. Quand ils sont passés au Ed Sullivan Show, ils ont bravés l'interdiction de chanter "Girl, we couldn't get much higher" devant des millions de téléspectateurs (contrairement aux Stones avant eux), et quand on leur annoncé qu'ils ne referaient plus jamais l'émission, ils furent les premiers surpris du ridicule de la sentence. Ils venaient de la faire, quel intérêt de répéter l'expérience ?
Mais t'as raison. C'est sur la base de tous ces manques, ou ces absences (d'instrument, de style, de mouvement, d'adhésion) qu'ils ont bâti leur légende inaltérable. On écoute toujours leur premier album dans l'urgence de la première fois. Ils resteront à jamais la BO parfaite d'une époque essentielle de la musique du 20ème siècle. Mais qu'importe. Take it easy, babe. Take it as it come.
Elle réprima un rot accablé, embrassa le bar d'un regard qui serait la dernière chose qu'elle pourrait embrasser avant une éternité, se passa une main fatiguée dans ses ternes cheveux pour tenter pathétiquement de leur redonner une forme qui n'avait jamais existé, et se leva lentement, révélant sa silhouette disgracieuse. Elle avait réservé sa punch-line finale pour définitivement plomber sa sortie.
- Mouais. Une belle merde, quand même. Je vais rentrer me foutre au pieu devant l'intégrale de nos chers voisins. Au moins les portes qu'on y voit, je les comprends.