C’est vrai, ce ne sont pas les chefs d’œuvre qui manquent dans la discographie de Bruce (Born to run, Darkness, The River…) mais dans les années 90, la situation était difficile : il s’était séparé en 1988 de son groupe mythique, presque une famille, le E Street Band, pour de nouvelles aventures avec d’autres musiciens mais le résultat avait été clairement décevant comme en témoignent les 2 albums de 1992, Human Touch et Lucky Town qui auraient largement gagné à être résumés à un seul CD. En 1995, Bruce revient alors à ses racines folk pour un album fabuleux, The ghost of Tom Joad, allusion bien sûr au personnage principal des Raisins de la colère de Steinbeck, le titre en dit déjà long sur ses intentions. Attention, une écoute distraite pourrait faire passer à côté de ce sublime album, pas forcément évident à aborder, encore plus pour les non anglophones, car assez aride et épuré, on est loin, très loin, des hymnes rock irrésistibles que Bruce a pu signer par le passé. On pense bien sûr à Woody Guhtrie, Pete Seeger ou encore le tout 1er Dylan. Ici, les mélodies et orchestrations discrètes sont au service de textes qui nous décrivent toujours l’envers du rêve américain, des personnages dont les vies sont faites de travail, d'échecs, d'envie de fuite vers un Ailleurs qu'on pense toujours merveilleux mais où la réalité est souvent terrible. 8 titres sont interprétés en solo pour 5 avec un groupe auquel participent quelques membres du E Street band, sa femme Patti, Danny Federici et Gary Tallent. Il vaut donc mieux prendre le temps de l’écouter, de préférence au casque, en lisant les paroles des chansons dans le livret en même temps. C’est ce que j’ai fait pour vraiment l’aimer. Et là, on retrouve le conteur de génie que peut être Springsteen, un artiste capable en 3 ou 4 mn de raconter à l’auditeur une histoire, souvent réaliste et rude. On est donc bien plus proche du Springsteen de Nebraska que de celui de Born in the USA. Les textes sont magnifiques et les chansons incroyablement fortes et viscérales comme The ghost of Tom Joad, Youngstown ou encore celles qui évoquent la frontière américano-mexicaine : Sinaloa Cowboys, The line, Across the border, Balboa Park…Il faut vraiment se laisser aller à l’écoute de sa voix et suivre les histoires qu’il nous raconte, on n’en ressort pas indemne. Le succès a été énorme malgré l’aridité et la dureté de l’album et Springsteen a même remporté le Grammy Awards du meilleur album folk contemporain en 1997. Un chef d’œuvre de plus dans une discographie extraordinaire.