Waitin' for when the last shall be first and the first shall be last

À l'heure où Bruce nous sort depuis quelques années des albums qui, certes, se maintiennent sans grands efforts au-dessus de la soupe moyenne qui tourne sur RTL2, RFM, j'en passe de et des encore pires, la silhouette de sa déjà lointaine carrière ressemble de plus en plus à un fantôme, un fantôme de génie qui ne sera plus jamais ne serait-ce que touchée du doigt.
Et ce spectre, il nous voit, il nous parle, il essaie même de nous toucher avec son membre le plus récemment tombé dans les limbes : Tom Joad. Enfin, le Ghost de Tom Joad, du coup.


Dont vous n'avez soit jamais entendu parler, soit que vous assimilez à une suite un peu ratée et chiante du Nebraska-spirit.
Cet album vient du cœur les loulous, et il touche bien plus près du même organe que les riffs nihilistes de Tom Morello. Le fantôme aurait pu, dû, être le dernier album du Boss qui mis 7 années à enregistrer un successeur : et encore, The Rising, inspiré par 9/11/01 et donc pas vraiment planifié (à moiiiins que... Marion Cotillard begs to differ). C'est un album de fin de carrière, de prise de conscience, de changement : c'est tout un canon de personnages fétiches qui sent arriver le vent du boulet 'XXIe siècle' et se retire, humblement, pour laisser la place à des réfugiés vietnamiens, des prostitués drogués mexicains, et, quand même, de rares descendants des blue-collars de Nebraska. Plus aucune flamboyance dans les récits, juste une lassitude, un effroi calme et pondéré d'un Boss qui s'est un peu renseigné sur le destin des minorités en Californie et qui n'en sort pas indemne.


Pas d'espoir à attendre ici : même la highway, longtemps figure rédemptrice ultime chez Bruce, 'nobody's kidding about where it goes' dans la chanson éponyme. C'est peut-être le seul album du Boss où il n'y a plus aucune lumière au bout du tunnel, où même la mort n'est plus un climax céleste, une délivrance, un passage vers autre chose : le narrateur de Youngstown "dont want no part of Heaven, [he] wouldn't do Heaven's work well". Ses corner-boys, animés par une flamme quasi-divine et indéfectible dans les 70's, ne viennent plus d'Asbury Park mais de la Zona Norte, sont baptisés par la boue ineffaçable du Rio Grande et vendent leur cul autour de Balboa Park pour mourir moins vite. Même la douce vision d'un amour, d'une famille qui sauvait l'âme torturée qui squattait la fin de The River, ne suffit plus au héros du New Timer, happé par une vengeance aveugle qu'il n'a jamais pu considérer autrement que comme son destin.


Alors oui, vous vous dites que c'est affreux toutes ces histoires, mon Dieu mais Bruce ne croit plus en rien, même plus en l'Amérique, d'ailleurs il marmonne tous ses textes d'une voix caverneuse et monotone tant ça lui arrache la gueule ?
Vous avez raison ; et c'est bien pour ça que c'est superbe.
Les deux rayons d'espoir de l'album sont un pauvre type baladé par sa copine strip-teaseuse qui contemple un orage silencieux au loin, et une conclusion absconse dont on retiendra que le meilleur ne sera jamais assez. On en est là.


L'anecdote ne résistera pas à pousser jusqu'à la tournée de cet album, qui verra un Travelin' Bruce arborer des vêtements de rancher texan et un bouc de soudeur tchétchène (question de jonction spirituelle je suppose) et parcourir la planète en solo, avec son tabouret, sa guitare et son harmonica, blaguant comme jamais avec ses publics et lâchant quelques-unes de ses meilleures versions live, voire sublimant parfois de ses albums entiers (je te regarde Tunnel of Love).


De là à dire que ces années 95-96 sont la plus belle des épitaphes dont aurait pu rêver le Patron, il y a un canyon.
Mais je le franchis quand même ; dans ta face, Ben Laden.

lucasstagnette
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le 18 janv. 2014

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Lucas Stagnette

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