Qui aurait pu prédire, à la sortie du tube de 1974 au nom le plus imprononçable et à la mélodie la plus inchantable qui soit, que les Sparks seraient encore là près de 50 ans plus tard ?
Loin du dadrock et de l’image un tantinet ringarde qu’on pourrait bien trop vite leur associer, les frères Mael (Ron au clavier et Russel au chant) défendent toujours aussi bien, avec ce 26ème album, leur univers à la fois dadaïste, baroque et profondément hédoniste.
Fidèles à eux-mêmes dans l’explosion des styles et des genres (du glam rock et de la pop orchestrale des débuts en passant par des architectures synthétiques ou même des expérimentations atonales, tout cela se croisant parfois au sein d’un même refrain), les Sparks dressent ici, comme à l’accoutumée, un portrait doux-amer de leurs confrères humains et du monde qui les entoure. Brandissant l’humour comme un étendard révélateur des maux et des troubles de nos sociétés, ces portraits laissent ici une place prédominante aux femmes, adulées ou invisibles.
Cet album se teinte alors d’une dimension existentialiste qu’on leur connaît bien, toujours plus profonde que la légèreté qui semble se dégager des morceaux à l’écoute des irrésistibles mélodies et entêtantes harmonies du groupe. Que ce soit dans des paroles tournées vers l’anecdotique (une inconnue en pleurs à la terrasse d’un café dans The Girl Is Crying In Her Latte, une autre croisée au détour d’un double Escalator ou dans un supermarché sur You Were Meant For Me) ou lorsque le quotidien bascule vers un élan libérateur (l’échappée sauvage de Take Me For A Ride) et se heurte à des icônes (une Mona Lisa s’évadant du cadre étouffant de sa toile dans The Mona Lisa’s Packing, Leaving Late Tonight ou une Veronica Lake contrainte de changer à cause de son influence capillaire en pleine Seconde Guerre Mondiale), ces histoires fantasmées ou véridiques mettent en scène des femmes à la recherche d’émancipation, loin des représentations, des assignations et des images de façade. En se connectant ainsi aux tourments et à l’intériorité de ces protagonistes, difficile de ne pas voir cet album comme un vibrant hommage rendu au genre féminin, encore bien trop souvent réduit à la dimension du corps et des apparences.
Des apparences avec lesquelles les frères Mael n’ont cessé de jouer, depuis leurs début, que ce soit au niveau des esthétiques ou des références – références d’ailleurs souvent pointues et érudites, avec une prédominance francophile qui s’affiche de plus en plus au fil du temps. Même une structure et une production aussi datée que Nothing Is As Good As They Say It Is trouve dans ses paroles une délicieuse et grinçante irrévérence moderne sous la forme d’une surprenante plaidoirie – celle d’un nouveau-né âgé de vingt-deux heures souhaitant annuler sa venue au monde. Et cela sans parler du clip, franchement anxiogène, qui contraste efficacement avec celui du morceau-titre qui voyait Cate Blanchett offrir une performance de danse à la fois irrésistible et décalée. Cet amour du contraste, du paradoxe parfois avec sa dimension fourre-tout qui n’hésite pas à passer du coq à l’âne, pourrait à priori faire défaut à l’album. Mais ce serait ignorer, justement, ce qui fait le sel des productions des frères Mael depuis plus d’un demi-siècle. [...]
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