The Infamous
8.3
The Infamous

Album de Mobb Deep (1995)

Des productions brutes, moroses et fascinantes, combinées avec des raps viscéraux et agressifs.

C’est la définition parfaite de “The Infamous”.

Pour être tout à fait honnête, il n'y a que très peu de projets des 90’s que je peux sérieusement écouter en entier, aujourd’hui, sans passer au moins une fois une piste, et le deuxième album de Mobb Deep fait partie de ces quelques projets.


Après les sorties légendaires de l'année précédente telles que Ready to Die de Notorious BIG et Illmatic de Nas, 1995 a occupé une place particulière dans l'histoire du Hip Hop avec des albums comme Me Against the World de 2Pac , Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon , et Soul Food de Goodie Mob.

C'est aussi, et surtout, l'année où le duo new-yorkais Mobb Deep (le regretté Prodigy et Havoc) sort The Infamous.

Disque d'or en 3 mois, ce monument a légitimé Mobb Deep en tant qu'acteur de premier plan à l'échelle nationale, après la relative déception de leur première sortie, Juvenile Hell, en 1993.


Albert “Prodigy” Johnson et Kejuan “Havoc” Muchita se sont rencontrés à Manhattan, à la High School Of Art And Design. Prodigy ne vivait pas à Queensbridge ; lorsque les 2 se sont rencontrés pour la première fois, il rebondissait entre la maison de sa mère à Jersey City et cette maison à Hempstead que sa grand-mère allait bientôt équiper de matériel d’enregistrement. Havoc trouvait P différent et intéressant. Le duo avait des amis communs et savait que l’un et l’autre rappait. Alors ils ont commencé à faire des démos, ils scannaient l’arrière des pochettes d’albums qu’ils aimaient pour trouver l’adresse des labels et allaient se pointer devant. Cela a conduit à une rencontre étonnante et importante avec une superstar du Queens : Q-Tip de “A Tribe Called Quest”. Ce dernier a écouté leurs démos et a donné les encouragements dont ils avaient besoin.


“Juvenile Hell” qu’ils ont réalisé en tant que jeunes adolescents plein d’espoir, après avoir atterri sur le label 4th & Broadway Records, a été une amère déception, avec un souvenir cuisant et douloureux, celui d’une séance de dédicaces organisée pour la sortie de l’album. Ce jour-là, les employés du magasin ont joué le chef-d'œuvre “Illmatic” de Nas au lieu des titres du duo, comme il était de coutume. Dur, très dur.

Non seulement le divorce avec leur label fut acté mais tous ceux qui étaient à bord du projet ont semblé se dissocier du duo. De plus, des groupes comme Def Squad, Wu-Tang Clan et Biggie ont rapidement pris le contrôle des radios dans une position triomphale pour le hip hop grand public de la côte est tandis que Jeru The Damaja, O.C. et surtout Nas étaient les nouveaux chouchous critiques. Et pour couronner le tout, ils commençaient à être fauchés, ce qui les rendait indésirables, sans argent pour payer un beat chaud sur lequel cracher.

Bref, Mobb Deep avait l'impression que la fin de leur carrière était presque arrivée aussi vite que leurs débuts. Presque…

Puis, main dans la main, notre duo est retourné à la planche à dessin. Là, ils ont découvert les deux raisons les plus importantes pour lesquelles Mobb Deep est aujourd'hui un point de repère du hip hop : Prodigy a découvert que Havoc avait un génie inexploité en tant que producteur et Havoc, s’est aperçu que Prodigy avait un potentiel lyrique phénoménal. Ce talent est venu si soudainement qu'il a surpris tout le monde.

Donc, en réalité, Mobb Deep avait déjà tout ce dont ils avaient besoin.


Ils se sont mis à enregistrer de nombreuses démos, dont est sorti le fameux “Shook Ones (Part I)”. Et quand chez Loud Records, dirigé par Steve Rifkind, ils ont entendu cette chanson, ils ont immédiatement fait signer le duo et donné leur feu vert à un bon gros contrat.

Puis vint l'album


"The Start of Your Ending (41st Side)" est l'ouverture parfaite. Cinématographique et complexe, les histoires obscures de Havoc et Prodigy, avec des vers brutalement honnêtes sur le fait de grandir dans leur quartier et de rester fidèle à leur mode de vie donnent le ton au projet.

“(The Infamous Prelude)" En 2 minutes, Prodigy parle de son état d'esprit actuel. Revendiquant sa réputation "Infamous", il affirme que sa présence est profondément ressentie lorsqu'il est en ville. Ce n'est pas un fou ou un voyou moyen, il est reconnaissable par tout le monde parce qu'il est le seul vrai Gangsta. Terriblement jouissif!

Le deuxième single de l’album, “Survival of The Fittest” est un hymne de guerre. P et Havoc reprennent là où ils s'étaient arrêtés sur "The Start Of Your Ending", vous frappant au visage avec des paroles encore plus dures, Prodigy venant avec l'une de ses lignes les plus connues : “There’s a war goin’ on outside no man is safe from You could run, but you can’t hide forever From these streets that we done took You walkin’ with your head down, scared to look You shook, ‘cause ain’t no such things as halfway crooks They never around when the beef cooks in my part of town It’s similar to Vietnam.” L'instrumental méchant de Havoc sonne tout aussi convaincant et divertissant que les rimes du duo. Classique.

Sur “Eye For An Eye (Your Beef Is Mines)Mobb Deep invite Raekwon et Nas (quelques années avant que Nas et Prodigy ne commencent leur beef) à les rejoindre sur ce titre alors qu'ils prêtent allégeance à leurs “crews”. Ce n’est sûrement pas le titre le plus réussi niveau lyrics mais la prod de Havoc est véritablement hypnotique.

Sur “Just Step Prelude”, Big Noyd, affilié de Mobb Deep, fait sa première apparition, alors qu'il rejoint Prodigy pour cracher un freestyle sur la façon dont leur système mental est affecté par l'incarnation du système. Des rimes acapella qui accompagnent la chanson suivante…

“Give Up The Goods (Just Step)” Ce morceau magnifiquement produit par The Abstract (Q-Tip) définit le thème du titre de la chanson. Ici, Prodigy, Havoc & Big Noyd se remémorent l'époque où ils volaient mais conseillent aux gamins de rester en dehors de cette sale vie et les incitent à faire au mieux pour leur avenir.

Sur “Temperature’s Rising” Q-Tip reste en place et se partage les commandes avec Havoc pour un instrumental phénoménal. C’est une chanson sur le frère de Havoc connu sous le nom de "Killah Black" qui a fuit après une histoire de meurtre. De superbes rimes et la voix de Crystal Johnson sur le crochet et les adlibs sont la cerise sur le gâteau de ce régal hip-hop.

“Up North Trip”, La chanson commence avec Prodigy crachant un vers sur la vie enfermée derrière les barreaux, ce qui est aussi ce que suggèrent le titre et le crochet (North = Prison). Mais sur le deuxième couplet, Havoc s'écarte rapidement de ce thème et devient choquant en parlant de tirer sur des mecs au hasard, à planer et à frapper des filles. P ajoute un troisième couplet où il laisse tomber son personnage de gangsta pendant quelques mesures et vous obtenez un rare aperçu du côté vulnérable d'Albert Johnson : “Then I pause…and ask God why, did he put me on this earth just so I could die? I sit back and build on all the things I did wrong, why I’m still breathin’ and all my friends gone…” La production obsédante renforce le sentiment d’impertinence du titre.

Vient ensuite “Trife Life” sur lequel Havoc laisse tomber un beat creux accompagné d'ambiances aériennes et d'une ligne de basse épaisse que lui et Prodigy utilisent pour partager des histoires sur leur paranoïa, leurs craintes d'être arrêtés, ils menacent de tuer quiconque viendrait de l'extérieur de la ville et assume de vendre de la drogue pour gagner leur vie. Du vrai Gangsta Rap!

Et sur “Q.U. - Hectic”, on est servi! Havoc et P utilisent celui-ci pour cracher des lignes bien sales. Hav va même un peu trop loin quand il se vante d'utiliser des petits bébés comme boucliers sur le deuxième couplet, mais ses accords sombres et troublants couplés à la boucle de cor jazzy anxieuse en font un instrumental tellement brillant.

“Right Back At You” Havoc (avec un crédit de coproduction pour Schott Free) crée son instrumental le plus brut et le plus sombre, sans fioritures, alors que lui et Prodigy crachent leurs barres les plus menaçantes (oui, oui, c’est possible) : “Now run for your life, or you wanna get your heat, whatever, we can die together, as long as I send your maggot ass to the essence, I don’t give a fuck about my presence, I’m lost in the blocks of hate and can’t wait, for the next crab nigga to step and meet fate”. Ils invitent également Raekwon, Ghostface Killah et Big Noyd à cracher des couplets, et ce dernier, monstrueux, vole presque la vedette à Prodigy avec son couplet de clôture. Noir c’est noir…

(The grave Prelude) est une intro cinématographiquement prenante, à la prochaine piste, où Big Noyd se prend des balles et perd la vie dans les bras de Prodigy.

“Cradle To The Grave” Havoc propose une toile de fond jazzy/bluesy que lui et Prodigy utilisent pour discuter de la vie, de la mort et de tout le drame qui se produit entre les deux lorsque vous êtes pris dans la vie de la rue. La tristesse de l'instrumental et la réflexion de Prodigy sur le dernier couplet en font un de mes préférés de l’album.

Sur “Drink Away The Pain” Q-Tip obtient son troisième et dernier crédit de production, un rythme de jazz moelleux avec un saxo que tous les trois utilisent pour comparer leur comportement alcoolique aux relations amoureuses. Tip ajoute également un couplet, pris en sandwich entre Hav et P, qui fonctionne en quelque sorte comme un message d'intérêt public sur les conséquences du crime (il utilise intelligemment des marques de vêtements de créateurs populaires pour faire valoir son point de vue). Intelligemment fait.


Bon et maintenant, comment parler de “Shook Ones Pt. II”?

Faisons un voyage dans le temps, en 1969 :

Herbie Hancock a 29 ans et est l’un des meilleurs pianistes et les plus influents au monde. Le natif de Chicago vient de quitter le label “Blue Note” après avoir été viré de “The 2nd Great Quintet” de Miles Davis pour cause de lune de miel bien trop prolongée à Rio. Là, il signe un contrat avec “Warner Bros. Records” et compose “Fat Albert Rotunda” qui fera office de B.O. du dessin animé produit par Bill Cosby “It’s Fat Albert” (“T’as l’bonjour d’albert” en français, diffusé dans les années 80). La majeure partie de “Rotunda…” est lumineuse et aérée, ce qui convient parfaitement à un dessin animé mais la première piste de la face B “Jessica” est suprêmement décontractée, une surabondance de saxos et trombones et quelques touches légères comme celles que vous pourriez entendre à la fermeture d’un bar jazzy. Mais “Jessica” est loin d’être la chanson la plus célèbre du projet, le reste de l’album ayant été samplé un bon nombre de fois, notamment par 2Pac, Quincy Jones et même Goldlink!

Retour en 1994,

le duo est dans la merde, rappelez-vous, et Havoc se met à produire plus par nécessité et cherche des disque à échantilloner. Le grand-père de Prodigy, Budd Johnson, décédé 10 ans plus tôt, était un musicien (Jazz/Swing) de renommée mondiale. Il avait donné à son petit fils une vaste collection de disque pour accompagner le matériel d’enregistrement que sa grand-mère, une ancienne danseuse du “Cotton Club”, avait acheté quand elle recevait P dans sa maison à Hempstead, à Long Island. Vous imaginez la suite? Et bien non! Ce n’est pas là que les 2 compères ont trouvé “Fat Albert Rotunda”. Il vient de la collection de disques du père d’Havoc. Ce dernier avait l’habitude de faire le DJ pour lui et ses amis. Havoc, un soir, seul, attrape “Rotunda”, puis juste “Jessica”, puis ce piano, et enfin quelques notes de choix, les lançant et les transformant en un métronome satanique.

Repérer des échantillons était l’un des grands passe-temps du Hip-Hop (un peu moins maintenant, avec internet) mais il aura fallu attendre 16 ans pour que “Bronco”, un des membres du forum de the-breaks.com ne déchiffre le code. Les nerds du Hip-Hop avaient longtemps essayé et échoué pour trouver cette ligne de basse, principalement parce qu’ils recherchaient une ligne de basse. C’était une boucle de piano. Une boucle de piano qui a hypnotisé des générations et 25 ans plus tard, fait toujours le même effet.

“Shook Ones Pt. II” est l’une des chansons les plus reconnaissables du rap, si emblématique que lorsqu'Eminem a eu besoin d'un peu de courage sonore dans l’intro de "8 Mile", il s'est tourné vers lui, avec son tic-tac distinctif et son beat sombre et mineure.

C'était le premier single de The Infamous et je peux dire avec confiance, le plus important et le plus influent du catalogue Mobb Deep. Prodigy y catapulte ses mesures sur un couplet incroyable, inoubliable, ce qui en fait un hymne ambitieux et impitoyable “I got you stuck off the realness, we be the infamous/You heard of us, official Queensbridge murderers”


"Party Over" Sur une boucle tirée du génial “Lonely Fire” de Miles Davis, Hav, P & Noyd échangent des histoires de violence dans un assortiment de magie pleine d'action. Prodigy frappe à plein régime avec ses images toujours saisissantes, et il ne fait aucun doute dans votre esprit que vous vous souviendrez longtemps des paroles de ce rappeur.

l'album se termine.


The Infamous a contribué au retour de la East Cost, car l'album brosse un tableau phénoménal des rues de New York au milieu des années 90.

Les magnifiques talents de conteurs de Prodigy et Havoc ont parfaitement complété les rythmes bruts et sinistres, donnant naissance à un classique du hip-hop universellement reconnu.


À cette époque, l'Est était en train de remonter la pente après que l'Ouest ait dominé l'industrie du rap pendant plusieurs années. Sa réponse a été le rap mafieux, et c'est exactement le sous-genre dans lequel s'inscrit The Infamous, tout comme Illmatic, Ready To Die et Enter The Wu-Tang Clan : 36 Chambers.


Malheureusement, Mobb Deep ne sortira qu'un seul autre très bon album, “Hell On Earth”, avant que sa chute ne commence. Mais si l'on met de côté les ratés, on ne peut absolument pas contester que “The Infamous” est un véritable chef d'œuvre.

Il rivalise haut la main avec “Illmatic” sur la seule base de la production, mais étant donné que Nas a manifestement une longueur d'avance sur Prodigy et Havoc en termes de rap pur, la plupart des gens ne sont pas d'accord pour dire que sa production supérieure (à mon humble avis) le place au même niveau que les débuts classiques de Nas.


The Infamous est une expérience audio cinématographique complète, un album lourd, dur, capturant parfaitement l'énergie troublante et palpitante de ce New York des 90’s avec personnalité et style. À l'écouter 25 ans plus tard, il n'a pas perdu de son charme et de son effet d'immédiateté poignante.

Oui, The Infamous de MOBB DEEP est l'un des plus grands albums hip-hop de tous les temps.

Et en 1995, Albert Johnson et Kejuan Muchita n’avaient que 19 ans putain…


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le 23 juin 2022

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