Le Nouveau Testament

C'est dans une atmosphère de chaos qu'est sorti The Life Of Pablo, le septième album solo de Kanye West. Cela est surtout dû à une promotion incompréhensible, entre avant-première au Madison Square Garden, changement de titre sans cesse, reprise ratée des “G.O.O.D Fridays”, album même pas prêt avant sa sortie sur Tidal, le refus de West de sortir une version physique de son disque, l'ajout ou la modification de morceaux après sa sortie ... Un bordel médiatique déroutant.

La promotion d'un album de Kanye West ne serait pas un sujet sur lequel on débuterait généralement une critique musicale, mais cette atmosphère de chaos se ressent dans The Life Of Pablo. Le nouvel opus du rappeur américain ressemble à un grand projet d'art où les idées fusent dans tous les sens sans pour autant en avoir. Beaucoup de choses s'enchaînent, pas le temps de prendre une pause. Kanye West est bien là où on l'attendait : il nous donne de la substance mais ne semble pas en faire grand chose.

The Life Of Pablo s'ouvre sur Ultralight Beam, un morceau très influencé de gospel et très surprenant. Kanye West semble changer radicalement de ton après l'oppressant Yeezus (2013). Un “disque de gospel” promettait le rappeur ! Ultralight Beam semble confirmer cela : des choeurs, des paroles spirituelles, des références religieuses ... Mais peu de temps plus tard, West lâche des productions qui semblent être tout droit sorties de Yeezus, partant dans l'égotrip habituel et loin de la spiritualité de Ultralight Beam : les accrocheurs Feedback et Freestyle 4 ou même le très pop Famous. Le manque de cohérence se fait sentir. Kanye West ne manque pourtant pas à promesse : les thèmes de la religion et de la foi sont omniprésents. Mais pourtant musicalement, ce n'est pas à Dieu qu'il semble vouloir rendre hommage, mais plutôt à lui-même.

The Life Of Pablo rassemble beaucoup d'aspects : de l'autotune, des samples trafiqués, un peu de gospel ici et là, une chanson de Nina Simone revisitée, des productions électroniques qui ne tombent pas dans la trap. Toutes ces caractéristiques, qui peuvent sembler être une évidence sur un album de hip-hop en 2016, ont été popularisées ou introduites par Kanye West lui-même. C'est donc avec un autre oeil qu'on peut voir les participations de Young Thug, Ty Dolla $ign, Post Malone ou de Desiigner (qui, désolé de relancer le débat, semble faire un écho direct à Future). Une façon de passer le flambeau à de jeunes artistes influencés directement par Yeezy ou bien de revendiquer son propre génie ?

Rien n'est vraiment sûr, d'autant plus que West met en avant un ton humoristique, une de ses faces méconnues du grand public mais qu'il avait pourtant bien exploitée sur ses trois premiers opus. Qu'il s'agisse de l'interlude I Love Kanye, du controversé “I made that bitch famous !” ou du complètement décalé Freestyle 4, l'artiste américain offre aux médias et aux auditeurs beaucoup de matière à débattre. Le ton humoristique présent sur une grande partie de The Life Of Pablo est le bienvenu après Yeezus, un album très sérieux (pour ne pas dire trop sérieux) dans son contenu lyrique, et permet de faire le côté chaotique et incohérent de l'album un peu mieux.

The Life Of Pablo joue donc sur tous les terrains que Kanye West a déjà explorés, ressemblant réellement à une sorte de patchwork des éléments qui ont fait sa carrière et son originalité. En voulant montrer l'étendue de son patrimoine, le rappeur fait cependant de nombreux faux-pas : si l'autotune fonctionne parfaitement sur l'excellent Father Stretch My Hands, dur d'adhérer à Low Lights (faut-il déjà apprécier Young Thug) qui semble juste s'inscrire dans une tendance rébarbative et fatiguée. Que penser de Fade, un trio avec Post Malone et Ty Dolla $ign, influencé d'euro dance ? Le morceau surprend et pourtant il n'offre rien de vraiment de fascinante ou même d'intéressant. Et c'est à vrai dire un peu le problème de ce chaotique The Life Of Pablo : à répéter les mêmes idées, Kanye West finit par donner l'impression d'en être à court même lorsqu'il essaie quelque chose de nouveau ou qui se voudrait étonnant.

Ce n'est en faite pas sur les pistes les plus exubérantes de l'album qu'il faut aller chercher l'intérêt de The Life Of Pablo mais bien dans les moments plus calmes de cet “album de gospel”. Ultralight Beam est sublime, une chorale parfaite entre Yeezy et Chance The Rapper qui livre le meilleur couplet du disque. La production apaisée et sa fausse simplicité permet de créer une ambiance inédite et fascinante. Oui, Kanye West peut toujours surprendre ! Il le prouve aussi sur Wolves, une chanson plus sombre et qui mériterait de clore l'album. Ce titre hypnotisant à la production épurée est une sorte de mariage entre la spiritualité de Ultralight Beam et l'obscurité dérangeante de Yeezus. Les guest-stars (Sia, Vic Mensa et Frank Ocean) viennent chacun leurs tours apporter leurs propres touches à ce Wolves qui finit par être le morceau le plus abouti de The Life Of Pablo.

Puis il y a ces moments où Kanye West lâche l'égotrip et les prétentions artistiques pour des chansons très personnelles : Real Friends, le titre le plus émotif et le plus frappant de l'album, FML, une collaboration avec The Weeknd, 30 Hours et Saint Pablo. Ces deux derniers morceaux aux productions linéaires apportent une certaine touche de spontanéité au disque ressemblants presque à des freestyles et laissant donc place à une véritable honnêteté dans l'écriture.

Dans toutes les idées qui font de The Life Of Pablo un projet titanesque et trop ambitieux comme Kanye West sait si bien les faire, ce sont les productions les plus simples et les chansons les plus brutes lyriquement qui impressionnent. C'était peut-être donc ça qu'on attendait de cet “album de gospel”, une confession no bullshit frappante, ce que le rappeur de Chicago n'a pas offert depuis le très intime 808s & Heartbreak. Qu'on se le dise : oui, Kanye West est l'un des plus grand artistes de notre époque - c'est indéniable - et l'un des plus innovants dans le hip-hop, mais ses délires artistiques parfois trop poussés ont fini par lasser, rendant l'original banal. Que Yeezy prenne une pause, qu'il se concentre sur l'écriture (qui sans être mauvaise manque souvent de fond ici) et qu'il aille chercher de l'inspiration sur des sentiers qu'il n'a pas déjà battus et rebattus.

Et pour ce qui est de The Life Of Pablo, on considérera cet album comme un délire un peu à part, un album mineur dans la carrière du génie autoproclamé. Un projet qui aurait pu être un chef-d'oeuvre mais qui s'est cassé la gueule comme jamais, refermant malgré tout de véritables merveilles. Et qui sait, peut-être tout simplement un tournant dans la carrière du rappeur ?

(à écouter : Real Friends, Wolves, Ultralight Beam, Famous)