Critique de The Magic of Ju-Ju par Eklektyk
Bien après Fire Music Archie retourne aux sources de la musique spontanée , intuitive et extatique celle de l'Afrique
Par
le 10 déc. 2022
D’emblée la pochette intrigue, elle attire irrémédiablement l’attention et questionne par les symboles qu’elle intègre. L’album sort en 68, en pleine période hippie, les couleurs, les fleurs, l’imagerie est là, avec comme pendant, ce crâne, tout de même inquiétant, qui nous renvoie au psychédélisme du Grateful Dead par exemple… l’ensemble sur fond noir... magie noire, danse, transe et vaudou… Alors, la pochette cache t-elle une belle histoire ?
L’écrin vaut le contenu, laissez-vous tenter, vous y trouverez force et puissance...
Il y a un seul titre sur la première face: The Magic Of Ju-Ju d’une durée de 18:34. Cette pièce fait clairement référence aux rites du vaudou pendant lesquels un ancêtre prend possession d’un participant, tandis que les tambours et les percussions accompagnent une danse jusqu’à la transe. Ju-Ju est un esprit parmi les plus terribles, c’est « celui qui a faim pour les morts »… On comprend mieux la signification de cette pochette si intrigante, Shepp se fait donc l’écho du monde des morts... Interprète inattendu de Ju-Ju, il incarne les esprits anciens, ceux des défunts, à travers le cri, la souffrance et la plainte. Inutile de tergiverser, ce titre est extraordinaire, dans le sens entier du terme. Tout d’abord, la durée, Shepp marche dans les pas de Coltrane qui le premier a décidé de prendre le temps… de prendre le temps de dire, de reformuler, d’expliquer, de commenter sa propre musique de l’intérieur… The Magic of Ju-Ju c’est un long solo, un fabuleux solo, introspectif, violent et révolutionnaire, forcément…
Sur un tapis de percussions, qui s’étoffe tout au long du morceau, appelant l’Afrique, la source à laquelle il faut boire car elle est seule à pouvoir étancher la soif, les tambours, triangles et clochettes, les batteries et les percussions mélangées et superposées en un formidable essaim rythmique: D'abord Frank et Dennis Charles, rejoints bientôt par Reggie Workman à la basse, puis par Eddie Blackwell qui vient ajouter à la polyrythmie, précédant l’arrivée des deux batteurs, Beaver Harris et Norman Connor, qui ne sont pas de trop pour concentrer une puissance rythmique propre à équilibrer l'énorme volubilité du ténor.
Archie Shepp dépose son long cri. Pas un râle, non, l’engagement est avant tout physique, généreux, à la façon d’Albert Ayler, avec simplicité, dans un engagement entier… l’auditeur attentif est plongé hors du temps, happé par le tourbillon puissant du souffle de Shepp, qui avance par phases courtes, se succèdant sans discontinuer… les notes s’additionnent et se chevauchent, en un subtil mélange qui produit ce timbre unique, éraillé, si personnel, cette couleur que lui seul possède : ce bleu.
Shepp s’impose haut la main, avec assurance et autorité, la fin du solo est particulièrement intense et culmine avec une sorte d’apothéose où les figures jusqu’alors tracées, éclatent en un magma jaillissant. Ce n’est qu’en fin de piste que les deux cuivres rejoignent Shepp pour reprendre un riff par lui esquissé, comme un renfort arrivant à point pour baliser les territoires défrichés et conquis.
Bien sûr Coltrane a montré la voie, le chemin est tracé, il n’y a plus qu’à suivre, tout cela est vrai, mais ils ne sont pas si nombreux à parvenir à le suivre avec personnalité, sur de si hauts sommets !
"You're What This Day Is All About" est un beau titre court et mélodieux qui introduit de fort belle façon la seconde face de l’album. "Shazam" lui succède et met en valeur la basse de Reggie Workman qui accompagne un solo très free de Shepp, le morceau se termine sur un exposé hard bop plus traditionnel, les structures habituelles étant inversées.
"Sorry 'Bout That" est une pièce vraiment superbe, prolongeant l’émotion perçue tout au long de la première face, Shepp fait preuve d’inventivité et d’expressivité. Les solos de trompette et de sax sont portés par un fond rythmique où Workman et Beaver Harris brillent de tous leurs feux, mais l’impression qui subsiste malgré tout, pour l’ensemble de la deuxième face, c’est qu’elle pâtit, injustement, de l’excellence de la première !
Très Coltranien, cet album est une une bulle de lyrisme free qui gonfle et éclate, un condensé de spiritual jazz qui envoie Shepp au rang des plus grands ténors !
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Créée
le 28 févr. 2016
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