Un sourire
Joe aime les marteaux. Les marteaux noirs en acier, avec écrit dessus "Made in Usa" en petites lettres blanches. Dans sa main, les marteaux paraissent petits. Les marteaux sont gros, aussi gros qu’un...
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le 9 nov. 2017
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Hier, j’ai été refaire ma carte Vitale, parce que je l’avais perdue cet été, et j’ai eu un avant-goût de l’enfer. Une petite bande-annonce terrifiante. Un bref séjour traumatisant.
Les gens se trompent sur pas mal de choses, mais, s’il y a un sujet sur lequel ils se trompent vraiment, c’est sur leur représentation de l’enfer. De manière générale, quand ils s’imaginent l’enfer, ils voient des flammes et de la lave en fusion, des ténèbres et un abîme sans fond, des cris et des souffrances inhumaines, des cornes et puis aussi des queues fourchues. Mais, l’enfer n’a rien à voir avec tout ça. Parce que l’enfer, c’est une salle d’attente. Une petite salle d’attente avec une très grande hauteur sous plafond, si bien qu’on dirait qu’elle a été retournée, que le sol est devenu mur et les murs plafonds. Une petite salle d’attente beige moutarde, avec des taches foncées et des bouts de peinture qui s’écaillent.
Et dans cette salle d’attente, il y a des chaises en bois qui semblent avoir été pensées pour assurer un inconfort optimal, avec un dossier très droit et des pieds trop petits et une assise très penchée, et puis il fait chaud et il fait froid en même temps, si bien qu’on y a les mains gelées pendant que l’on transpire de sous les bras. Et puis, il y a un gros monsieur en T-shirt blanc maintenant gris-beige tout taché, qui a le visage plus luisant qu’un cornet de frites sauce américaine, et il sent la transpiration qui macère dans son T-shirt blanc maintenant gris-beige depuis des semaines et des semaines, et puis il y a une jeune femme avec trois petits enfants qui courent et qui crient et qui sautent partout dans la minuscule salle d’attente au haut plafond et aux murs beige moutarde, et la mère ne dit rien et ils renversent la table basse avec ses trois Paris Match de Novembre 87, Juin 92 et Octobre 90 et ses deux Géo de l’automne 89 qui y dorment tranquillement depuis des années et des années, depuis tellement longtemps qu’ils font maintenant partie intégrante de la table basse, que les fibres du papier et du bois se sont mélangées et ont fusionné et que les magazines restent sagement là, même après sa chute, et puis il y a une vieille dame toute courbée, si bien que le haut de son dos se retrouve au-dessus de son visage, comme une colline menaçante surplombant un vieux château abandonné, et elle vous regarde dans les yeux sans jamais détourner le regard, sans même jamais cligner des yeux une seule fois, et pendant ce temps-là, elle a la bouche grande ouverte et elle émet un petit bruit roque depuis les profondeurs de sa gorge, un petit bruit continu pendant qu’elle vous fixe dans les yeux, comme si elle lisait lentement vos pensées et puis votre âme aussi, et alors elle bave et ça coule entre les rides le long de son menton avant de filer dans son décolleté, et puis il y a un bébé dans son landau posé dans un coin, mais personne à côté du landau, et personne d’installé sur les chaises qui l’entourent, et le bébé pleure, encore et encore, et il braille et il piaille et il chiale, et personne n’est là pour le calmer, et puis il y a de petites enceintes blanches accrochées entre les auréoles à mi-hauteur sur les murs, quatre en tout, soit une par mur, et elles grésillent et elles crépitent et elles craquellent et le best of Céline Dion passe, et quand il se termine, il redémarre, encore et encore à l’infini et jusqu’à la fin des temps, et le volume augmente, un tout petit-peu après chaque morceau, si bien que ça finit par hurler mais que vous ne savez pas si ça augmente vraiment ou si c’est dans votre tête que ça se passe, que quelque chose à lâché, si vous ne devenez pas doucement fou, si vous ne perdez pas petit-à-petit la raison ?
Et avant d’entrer dans cette salle d’attente, vous prenez un petit papier avec un numéro dessus, comme à la boucherie du supermarché quand vous voulez acheter un morceau de terrine de canard aux figues et que vous finissez par attendre 45 minutes avant d’abandonner et que vous repartez finalement avec un pot de rillettes de porc Bordeaux Chesnel, et sur ce petit papier vous avez le numéro 6 780 956 et ils viennent tout juste d’appeler le numéro 12. Ce qui est plutôt étrange parce que dans cette petite salle d'attente, il y a à peine sept personnes. Alors vous attendez là pendant des siècles, et les secondes semblent être des minutes et les minutes des heures et les heures des jours et les jours des semaines et les semaines des mois et les mois des années et ainsi de suite.
Au fond de cette petite pièce se trouve une grande porte, une grande porte en bois blanc qui monte jusqu’au plafond. Une grande porte par laquelle sortent ceux pour qui c’est le tour, les numéros chanceux, les appelés. Les élus. Alors vous la fixez. Vous imaginez tout ce qui peut bien se cacher derrière. Quelle délivrance ce sera de l’ouvrir, quel bonheur ce sera de la passer, quel plaisir ce sera de la franchir.
Tout le monde quitte peu à peu la salle d’attente beige moutarde, tous remplacés par des versions identiques mais différentes d’eux-mêmes, et quand, enfin, on appelle votre numéro, vous passez la porte et vous vous retrouvez dans une autre salle d’attente et tous ceux qui étaient avec vous dans la première sont là aussi.
Une salle d’attente jaune poussin délavé et Céline Dion passe toujours et l’attente reprend et puis quand la porte s’ouvre, c’est encore sur une nouvelle salle d’attente. Une salle d’attente vert pistache trop sèche. Et puis c’est votre tour, la porte s’ouvre et une autre salle d’attente se cache derrière, encore et encore, avec Céline, toujours, jusqu’à la fin des temps. Puis un jour, en franchissant la porte, c’est dans la première salle beige moutarde que vous vous retrouvez. Alors tout recommence.
J’ai une nouvelle carte Vitale et puis je suis revenu des enfers aussi.
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le 4 nov. 2016
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