Premier et unique double album du Boss, The River ne fait que confirmer la Bossmania après les succès de Darkness on the Edge of Town et surtout Born to Run. Il continue de parcourir le monde et les États-Unis avec un E. Street Band qui se stabilise depuis quelques années, évoquant l'Amérique des paumés dans son style unique qu'il aura façonné de manière brillante jusque-là.
Si Greetings from Asbury Park, N.J. et The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle mettaient en avant un Springsteen jeune et insouciant, Born to Run plus confirmé et Darkness on the Edge of Town plus sombre, The River n'a pas vraiment de tons et d'ambiances bien définis, on retrouve plutôt un Boss faisant le bilan de son début de carrière et évoquer tout ce qu'il a été jusque-là. Un peu plus tard dans une interview, il dira que "Le monde est un paradoxe" et son disque en est représentatif, il y a tout dans ce monde, comme dans The River, aussi bien des chansons joyeuses que sombres, mélancoliques ou dansantes, du rock, de la country ou du rythmn 'n' blues et différents types d'instruments. Il n'y a pas de mots d'ordre, il reprend même quelques chutes des sessions de ses précédents albums et des titres testés en live par le passé, mais livre tout de même un disque cohérent, toujours dans son style bien à lui.
D'abord prévu pour être un disque simple (appelé The Ties That Bind) avec dix titres, dont trois qui ne seront même plus sur l'album au final, The River sera un immense succès pour le Boss, et mérité d'ailleurs. Si j'ai une préférence pour les albums précédents, il n'en reste pas moins remarquable où lui et son E. Street Band sont inspirés, en osmose et arrive à passer d'un ton à l'autre sans en bousculer l'équilibre. Il livre là quelques-uns de ses sommets comme la déchirante chanson-titre, une ballade magnifique et magistrale où il évoque la découverte de la misère et du chômage par un jeune homme. Tout est parfait dans cette chanson, l'harmonica, l'arrivée de l'orgue, la voix du Boss, le rythme et surtout l'émotion. En plus de celle-ci, la mélancolique Point Blank, les rocks Jackson Page et Cadillac Ranch ou encore la longue, envoutante et triste Drive All Night, sont aussi sincères que grandioses, montrant un Springsteen en totale alchimie avec son groupe, sachant faire ressortir l'émotion de ses chansons sans tomber dans la mièvrerie et donner de vraies dimensions puissantes, parfois mélancolique ou au contraire dansante, enjouée et bien rock 'n' roll.
Pourtant tout n'est pas parfait, on peut tout de même regretter quelques chansons un peu trop convenue, voire même faciles, jamais mauvaises mais tout juste correctes, à l'image du très springsteenien The Ties That Bling, le légèrement pompeux I Wanna Marry You ou encore les deux rocks I'am a Rocker et Crush on You. Rien de bien grave non plus, l'album reste remarquable, avec un E. Street Band bien souvent inspiré, notamment Danny Federici aux claviers et Steve Van Zandt à la guitare. L'osmose est bonne, la rythmique efficace à l'image d'un Ramrod parfaitement orchestré, d'un très beau Independence Day, que Springsteen a écrite pour son père, d'une légère et dansante Sherry Darling ou encore du mélancolique Fade Away, des chansons, comme d'autres, participant pleinement à l'ambiance générale. Il y a, à nouveau, cette sensation, à l'écoute de The River, de marcher au coeur d'une Amérique paumée où l'on se raccroche parfois à peu de choses, que le natif du New Jersey sublime à chaque instant, avec une vraie sincérité, et un groupe l'accompagnant magistralement.
Le Boss nous invite ici à un long voyage dans son monde, sa vision de l'Amérique et de ses représentants avec talent, passion et sincérité. Parfois légèrement inégal, The River n'en reste pas moins un album remarquable, tour à tour émouvant, dansant ou mélancolique avec un Springsteen inspiré et en osmose totale avec son E. Street Band. Ce sera un immense succès pour lui, et c'est en direction du Nebraska qu'il continuera sa route par la suite.