Tilt
7.9
Tilt

Album de Scott Walker (1995)

Pour beaucoup, les années quatre-vingt dix furent marquées par l’avènement du grunge, ce faux-style musical illustrant surtout une déprime crasse, réaction plutôt légitime face à la toute-puissance de la pop industrielle générée par MTV. Les mecs se donnaient sans compter pour contrer la norme superficielle, hurlant leur détresse avec une conviction suicidaire, sans se douter qu’ils organisaient eux-mêmes leur récupération commerciale. Certains ne survécurent pas au combat. Bouffés par le mainstream cannibale. A la même époque, un rescapé des sixties allait faire plus fort, plus dur que tous les gratteux à chemise de bûcheron. Un type que tout le monde avait oublié depuis fort longtemps, un type dont on n’attendait plus rien, un type qu’on croyait mort. Scott Walker (Scott Engel de son vrai nom), ex-crooner issu de l’âge d’or du rock’n’roll, baryton anachronique, revenait, contre toute attente, pour signer l’album le plus obscur de la décennie.


Ce qu’il est important de savoir à propos de Scott Walker, avant de s’abandonner à l’effroi sublime de Tilt, c’est que l’homme fut, en des temps lointains, une idole pop comme on n’en fait plus. Avec ses Walker Brothers, il avait charmé l’Amérique avec une impeccable soul blanche, acquérant des tonnes d’admiratrices enamourées au passage. Plus tard, avec quatre disques solos pondus avant les années soixante-dix, la critique avait succombé à son tour, ainsi que quelques mélomanes bien inspirés, dont un certain David Jones, légèrement plus connu sous le nom de David Bowie. Le grand public était déjà moins réceptif. Même si l’Américain peut se vanter d’avoir exporté Jacques Brel de l’autre coté de l’Atlantique, avec ses impressionnantes transpositions anglophones du grand Belge. Chanteur gracieux, compositeur élégant et sensible, Scott Walker ne parviendra pourtant pas à retrouver le succès commercial initial. Peu à peu, il disparaîtra des radars, semant derrière lui quelques albums étonnants mais confidentiels, avec ou sans les Walker Brothers, comme autant d’indices sur la future folie furieuse.


Lorsque Tilt paraît en 1995, c’est comme si Scott Walker sortait d’une capsule temporelle. L’artiste s’était évaporé pendant presque vingt ans. En 1984, beaucoup avaient ignoré le prémonitoire Climate of Hunter. Tilt pousse le bouchon plus loin, trop loin peut-être, mais impossible de lui en tenir rigueur : c’est sa plus grande qualité. La mélancolie lyrique initiale s’étant muée en désespoir atroce, jusqu’à faire de son auteur une sorte de croque-mitaine grotesque et terrifiant, à des années lumières de la blasouille grunge alors en vogue. A l’écoute de Tilt, une question ne cesse de hanter l’auditeur, par-delà tout jugement artistique : putain, mais qu’est-il arrivé à Scott Walker pendant ces vingt années de semi-anonymat ? Aujourd’hui encore, impossible à savoir. Tilt semble être le témoignage de son apocalypse intérieure, déversée sans la moindre autocensure, avec ce qu’il faut d’excentricités sonores perturbantes. Le terme est galvaudé, mais il convient tellement à l’œuvre : Tilt est une expérience. Ceux qui veulent s’y embarquer n’ont plus qu’à attacher leur ceinture.


Rarement on aura été autant subjugué dès le titre d’ouverture d’un album. "Farmer In The City" est une décharge émotionnelle transcendante, une pièce dont la puissance indiscutable vous cloue au sol. Cela commence par un drone à la gravité implacable, bientôt rejointe par la voix phénoménale de Walker. L’homme a l’étoffe d’un chanteur d’opéra, une certitude renforcée par l’orchestration philharmonique qui l’accompagne. Les paroles, elles, sont indéchiffrables, et ça ne s’arrangera pas au fur-et-à-mesure du disque. Le morceau est apparemment destiné à Pier Paolo Pasolini, artiste protéiforme et subversif, réalisateur du pamphlet antifasciste traumatique Salo ou les 120 Jours de Sodome, mort à la fin des années soixante-dix dans des circonstances atroces et toujours mystérieuses. Mais on ne peut s’empêcher de penser que Walker met en scène sa propre perdition dans ce texte, sans pour autant dévoiler le véritable contexte de sa tragédie intime. "Farmer In The City" prend une ampleur absolument ahurissante dans sa dernière partie. On ne peut que frémir à l’écoute des derniers mots énigmatiques du chanteur à la tristesse inaltérable, avec cette section de cordes sublime qui semble elle-même craquer sous la pression.


« And I used to be a citizen / I never felt the pressure / I knew nothing of the horses / Nothing of the thresher / Paolo, take me with you / It was the journey of a life »


Les plus sensibles seront contraints de marquer une pause à la fin du titre. Et il ne s’agit que du premier. Après ça, il faudra se farder l’intro autiste, glauquissime de "The Cockfighter", avec son braillement de sirène détraquée et ses chuchotements malsains. Il faut préciser que Tilt est une œuvre à écouter très fort, dans le noir si possible, pour en saisir toutes les subtilités et en éprouver les séquences choc avec d’autant plus d’intensité. Si vous n’aimez pas avoir peur, passez votre chemin, vous allez juste souffrir. Au beau milieu d’une mesure, sans crier gare, "The Cockfighter" mute en métal industriel particulièrement corsé, rappelant les instants les plus abrasifs de Nine Inch Nails, en moins guilleret. Le registre vocal de Walker est passé de la mélancolie caverneuse à la démence pure, le chanteur clamant à pleins poumons, au bord de l’essoufflement, un texte encore plus abscons que le précédent. Comme dans un bon film d’horreur, l’effet « jump-scare » de "The Cockfighter" va s’étendre sur tout le reste de l’album, l’auditeur étant maintenu dans un état de tension, appréhendant un déferlement de violence soudaine. "Bouncer See Bouncer…" installe alors son ambiance lugubre, son rythme pachydermique maintenu par les cognements inlassables d’une grosse caisse de primate, comme autant de battements d’un cœur de pierre. S’étirant sur plus de huit minutes, "Bouncer See Bouncer…" joue avec la patience de l’auditeur en exagérant sa lenteur macabre. Au milieu du titre, on croit sortir la tête de l'eau, alors qu'une nappe synthétique onirique vient trancher avec le ronflement visqueux de cette chanson interminable. "I love this season / this very night..." s'extasie le chanteur, comme s'il percevait une lumière au bout du tunnel. L'apaisement ne dure pas : pire, il glace le sang après coup, tant il sonne comme un faux réconfort pervers, existant surtout pour contraster avec l'angoisse irradiante de Tilt et la rendre plus terrible encore. Le disque ne recule devant aucune exubérance avant-gardiste, assumant son visage antipathique, se moquant à l’évidence du public qu’il perd au passage.


L’orgue qui lance l’hallucinant "Manhattan" ne vous veut pas du bien. L’instrument sacré que l’on traite généralement avec respect est ici écrasé à coup de poing, pour en tirer de longues notes dissonantes promptes à transpercer les tympans, tandis que Walker est plus illuminé que jamais, clamant comme un dictateur baroque s’apprêtant à réprimer une révolte dans le sang. Quand au crissement sulfureux de "Face On A Breast", il est incarné par un orgue Hammond défiguré, à des millénaires de sa sonorité habituelle, déployant son charme venimeux et fascinant. Après la somptueuse introduction d’une flûte chinoise, "Bolivia ’95" se traine comme une créature rampante respirant avec difficulté, sur la mélodie odieusement émouvante d’une basse cafardeuse. Le syndrome de Stockolm est en marche : petit à petit, on s’imprègne de la rudesse de l’œuvre, on s’adapte à ses errances diaboliques, on se surprend même à espérer qu’elle aille plus loin encore. Avec "Patriot (A Single)", le souhait est exaucé, et comme dans les contes moraux les plus cruels, le mauvais génie va nous le faire regretter. C’est une monstruosité à la considérable beauté que les mots ne sauraient décrire, le visage blêmissant de celui qui l’écoute pour la première fois étant une bien meilleure illustration. « Oh, the Luzerner Zeitung… Never sold out, never sold out… »


Si les guitares sont rares dans l’album, elles ont la part belle dans le morceau titre. Désaccordées, cacophoniques, insidieuses, menaçantes, elles tourbillonnent lourdement, lacèrent les enceintes, sculptent une harmonie subversive à partir du chaos. On pourrait dire que "Tilt" est le titre le plus « rock » de l’album, mais à ce niveau d’incongruité, ça ne veut plus dire grand-chose. Déjouant une dernière fois les attentes de l’auditeur, le morceau final, "Rosary", est quasiment dépouillé de tout arrangement. Comme si, dans un sursaut vital, les musiciens avaient préféré abandonner Scott Walker à son délire sinistre. Avec une guitare minimaliste (pas plus de deux cordes sont utilisées ici), le chanteur tente de retrouver ses esprits en des termes ambigus, dont on ne sait s’ils annoncent un retour à la raison ou une issue bien plus sombre. « I’ve got to quit… I’ve got to quit… »


Plus de 1400 mots pour retranscrire l’indescriptible, ça peut paraître excessif. C’est un disque qui déclenche toutes les passions, sur lequel on pourrait déblatérer sans s’arrêter, d’autant plus que l’auteur est plus qu’avare en explications. Avec ses références historiques sordides qu’il dilapide au fil de ses chapitres, Tilt se prête à de nombreuses interprétations, évidemment plus inquiétantes les unes que les autres. Paradoxalement c’est l’une des plus grandes résurrections artistiques de l’histoire de la pop, en tout cas la plus incroyable. Scott Walker, le minet à voix de velours des sixties, célébré puis descendu par les critiques avant d’être laissé tombé par le public, réapparaît au milieu d’une décennie inconnue, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, pour livrer l’album le plus puissant, dérangeant et provocateur qu’on puisse imaginer. Alors bien sûr, il ne chantera jamais à la mi-temps du Super Bowl. Mais avec Tilt, il a sidéré les attentes, dévasté les audiences. Une affirmation radicale de son monde austère, rigoureusement indépendant, et magnifiquement éprouvant. A l’évidence Tilt n’est pas pour tout le monde, mais ceux qui parviennent à en apprécier les outrages intrigants en sont largement récompensés.


Scott Walker ressortira deux albums, The Drift en 2006 et Bish Bosh en 2012. Et à côté, Tilt, c’est une balade à vélo dans la forêt.

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le 8 oct. 2020

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