Tracy Chapman
7.6
Tracy Chapman

Album de Tracy Chapman (1988)

Tracy Chapman a grandi dans un quartier noir de Cleveland, aux sons Gospel, Jazz et Soul d’artistes tels que Mahalia Jackson, The Soul Stirrers, Isaac Hayes, Curtis Mayfield ou Funkadelic. Elevée avec sa soeur ainée par sa mère célibataire, cette dernière a économisé pour acheter des instruments de musique à sa fille, un ukulélé pour ses 3 ans, une guitare pour ses 8 ans. La jeune Tracy a donc commencé à écrire des chansons et, après avoir remporté une bourse dans une école privée progressiste du Connecticut, elle a commencé à se produire dans le café de l'école. Étudiante en anthropologie à Tufts, elle a développé une réputation, localement, en tant que chanteuse de protestation, ce qui a attiré l'attention d'un autre étudiant nommé Brian Koppelman, dont le père Koppelman Sr. a proposé de la signer, mais elle ne l'a jamais pris au sérieux. Puis, une démo de “Talkin'bout a Revolution” à la station de radio locale, l’a ensuite fait signer chez Elektra Records après l’obtention de son diplôme en 1987.

Sachez que cet album a failli ne jamais exister. L'homme qui devait produire le disque a été tué dans un accident de voiture avant le début de l'enregistrement. Le label a fait appel, au dernier moment, à David Kershenbaum, un producteur inexpérimenté à l’époque, pour reprendre le rôle.

Totalement intemporel dans sa production, son 1er album, éponyme, sorti le 5 avril 1988, a capturé, au cours de ses onze morceaux, la profonde empathie de la chanteuse pour les pauvres et pour tous ceux qui ont moins de chance qu'elle. C'est un album socialement et méticuleusement conscient qui transcende les frontières raciales pour confronter ses auditeurs à des portraits de pauvreté, d'abus et de victimisation. L'album, dépouillé des techniques de production caractéristiques qui ont si souvent gâché la musique de cette période, est arrivé pour présenter une vision artistique sensible du ventre de l'Amérique; ses espoirs, ses rêves, ses peurs et ses cauchemars.


L'accent est mis sur le chant expressif de Chapman et son jeu de guitare acoustique étonnamment adroit, ce qui a naturellement conduit les fans et les critiques à la relier au renouveau folk des années 60. Ils n'avaient pas tort, mais la comparaison est un peu réductrice. Oui, elle y chante la révolution, la paix, la pauvreté et le complexe militaro-industriel tout comme Dylan et Baez, mais sa palette musicale est large. Exemple, la chanson "She's Got Her Ticket" qui chevauche un rythme reggae sans ressembler à un hit de touriste.

"Talkin' 'bout a Revolution" est une une intro culte, avec ses paroles puissantes avec ses percussions progressivement ajoutées à mesure que la chanson prend de l'ampleur. C’est un exemple typique mais merveilleux du talent de Chapman pour créer des chansons stimulantes et simples à la fois, un style de profondeur par la simplicité.

“Fast Car” reste le plus gros succès de Tracy Chapman, et est l'une des chansons les plus reconnaissables au monde, même si en France ce n’est pas tout à fait le cas. Le premier single dévoilé de l’ album a atteint la 6ème place aux États-Unis. L'impact de Fast Car est venu en grande partie après que Chapman se soit produit lors du concert hommage organisé pour célébrer le 70e anniversaire du président sud-africain Nelson Mandela le 11 juin 1988. Après qu'un disque dur contenant les enregistrements de Stevie Wonder ait été égaré, Chapman - qui avait déjà joué ce jour-là – a été précipité sur la scène du stade de Wembley à Londres pour combler le vide.

En chantant Fast Car et Across the Lines devant environ 80 000 personnes – sans parler d'une audience mondiale de 600 millions de téléspectateurs – Chapman a fait taire une foule agitée qui a regardé avec admiration un nouveau talent réclamer sa place dans l'histoire.

Deux semaines plus tard, son premier album s'était vendu à 1,75 million d'exemplaires supplémentaires.

L'ambiance Folk sombre de "Fast Car" à partir d'un riff acoustique simple et émotionnel, raconte l'histoire d'une jeune femme qui souhaite se libérer de sa vie troublée, ayant abandonné l'école pour s'occuper de son père malade abandonné par sa femme pour sa consommation d'alcool et son chômage, voulant “more from life than he could give”. La narratrice décrit sa vie par étapes à travers chaque vers, partant avec son partenaire dans une voiture dans l'espoir d'une vie meilleure mais se retrouvant coincée dans cette situation quasiment sans espoir. Bien qu'il s'agisse d'un single à succès, la chanson parlait à beaucoup de jeunes, à l’époque, qui vivaient des moments similaires.

L’immense "Baby Can I Hold You" est un drame domestique mis en scène sous forme de ballade Country/Pop. Un véritable hymne pour ma génération.

"For My Lover" est un numéro de blues percutant, Chapman racontant avoir passé “two weeks in a Virginia jail … for my lover, for my lover.” Compte tenu des spéculations persistantes et inconvenantes sur l'orientation sexuelle de Chapman tout au long de sa carrière, même si ce n’est plus un secret pour personne aujourd’hui, il est tentant de nommer cette chanson comme un blues gay, sans être péjoratif.


Le moment le plus surprenant est peut-être "Behind the Wall", qu'elle chante a cappella. C'est une histoire de violence domestique, la narratrice décrivant les violentes disputes qu'elle entend venant de l'appartement d'à côté, cette inquiétude et ce bruit qui l'empêche de dormir et finit par attirer la police. Chapman fait une pause entre les lignes, laissant ce silence crier fort, mais la chanson parle aussi de la façon dont la société ignorait les dangers auxquels sont confrontées les femmes, en particulier les femmes noires : “It won’t do no good to call the police, always come late, if they come at all.”


"Across The Lines" est une chanson Folk aux mélodies douces, mais dotée d’une grande force de persuasion, qui transporte avec sa thématique lourde, les tensions raciales, d’autant que la voix de la chanteuse prend vraiment aux tripes.

Celle-ci impressionne aussi par la justesse de son chant, le ton qu’elle adopte et les espaces silencieux entre chaque ligne sur le dernier titre, "For You", un titre qui met particulièrement en avant le duo guitare acoustique/voix sans rajouter quoi que ce soit de superflu.

Le Rock n’est pas négligé et a une petite place sur cet album comme le démontre "Why?", un titre Folk-Rock aux discrets relents bluesy qui s’avère assez entraînant, très 80’s quand même, contient même un passage visionnaire qui n’est pas sans évoquer la novlangue qui donne le la aujourd’hui dans un monde de plus en plus politiquement correct (Love is hate/War is peace/No is yes/And we’re all free). Ce titre, mine de rien, aurait pu, avec un peu de chance, faire un tube honorable s’il était sorti en single. Et n’oublions pas “If Not Now…”, foncièrement Folk, une ballade marquée par la présence d’un piano et se montre émotive sans jamais tomber dans le larmoyant, saisi par un refrain dont les paroles pleines de vérités touchent juste :

'Cause if not now, then when?

If not today,

Then, why make your promises?

A love declared for days to come,

Is as good as none.


Il y a aussi “Mountains o’ Things”, une chanson avec une rythmique tribale, recouverte par des mélodies particulières qui apportent une touche exotique inattendue.

C’est la preuve, comme avec "She's Got Her Ticket” que l’album n’est pas un bloc monolithique tout en restant harmonieux.

Ce premier album éponyme de Tracy CHAPMAN était un véritable coup de maître, un quasi sans faute impressionnant de justesse, de maîtrise. A sa sortie, la chanteuse a été comparée à Bob Dylan, mais elle a su d’emblée affirmer sa personnalité, imposer sa patte personnelle, d’autant qu’elle a fait preuve de beaucoup de maturité si on prend en compte l’âge qu’elle avait à l’époque, 24 ans.

A chaque chanson, elle est parvenue à adopter le ton juste et, au fond, on peut tout à fait l’assimiler à un peintre qui a su utiliser toutes les couleurs à sa disposition pour mettre en valeur son talent en montrant les divers sentiments, les différentes émotions qui lui passaient par la tête.


Tracy CHAPMAN s’est d’ailleurs imposée comme la révélation de l’année 1988 et ce premier album a été un véritable triomphe puisqu’à ce jour, il s’est écoulé à 20 millions d’exemplaires et plusieurs disques d’or et de platine sont venus récompenser la chanteuse partout dans le monde.


Voici un album absolument intemporel. Pourtant, c'est aussi une œuvre profondément enracinée dans l'époque à laquelle elle a été créée. C'est à la fois un document du passé et un commentaire sur les enjeux d'aujourd'hui, un vestige d'une époque révolue et une critique durable d'une société qui a changé mais n'a pas tant évolué que ça.

Peu d'albums de cette époque peuvent se vanter d’un tel constat.

Classique.


BRKR-Sound
9
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le 26 juin 2022

Critique lue 19 fois

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BRKR Sound

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jeanmariebran
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