En 1985, Eliane Radigue (ancienne élève de Pierre Shaeffer) commence à bosser sur une adaptation musicale du Livres des Morts tibétain. Le résultat, après trois ans de travail, c'est la première piste de la future Trilogie de la Mort : « Kyema », qui est simplement l'un des drones les plus émouvants qui m'ait jamais été donné d'entendre. Une composition d'emblée très statique quand on l'aborde, mais qui se révèle vite comme étant constamment en mouvement, d'un mouvement simplement très lent, et les nappes sonores, les tons massifs et chaleureux, les textures épaisses se déroulent lentement mais avec précision, et avec tant de subtilité qu'on se retrouve souvent ébahi à demander depuis combien de temps l'on trempe dans pareil bain modulaire. À mi-parcours, on entend même une bande son orchestrale lointaine résonner, comme si un film d'aventure était en train de se jouer à plusieurs kilomètres de là. Tout du long, un crépitement nous accompagne ; un son signant certes l'ampleur vertigineuse du vide alentour, mais qui se pose surtout comme un compagnon rassurant dans cette odyssée intérieure.
Mais « Kyema » n'est pas encore la Trilogie de la Mort. En 1989, le fils de Radigue meurt. En 1991, c'est son maître à penser tibétain qui succombe. Les travaux de Radigue se poursuivront jusque 1993, et la suite est nourrie par un sentiment abyssal de perte, et par la démarche d'une exploration introspective terriblement intime. C'est un peu comme si la compositrice avait plongé au creux même de son être des micros, qui captèrent alors l'ensemble des vibrations de son corps. Tout y est très organique, étouffant, chaud, enveloppant... L'ambiguïté des textures permet de se figurer aussi bien le vertige de l'infiniment petit que celui de l'infiniment grand, avec la sensation de voir des planètes se déplacer dans le vide spatial, et tutti quanti. Les deux compositions qui naquirent de ce travail sont encore plus absolues que Kyema : si vous écoutez « Kailasha », sa pulsation continue et inexorable, vous passerez sans doute l'heure la plus solitaire de votre vie. Quant à Koumé, et son écrasante vibration, son inexorable montée en puissance, son intensité sourde qui menace de laisser éclater toute l'émotion retenue jusqu'ici, qui contient à grand mal l'arrivée d'un cri désarticulé. Mais quand l'énergie jaillit finalement... impossible de dire s'il s'agit d'une souffrance toute puissante ou bien d'une joie triomphante. Ce qui compte, c'est que c'est sublime, ça emplit tout l'espace et j'explose en des milliards de petites particules vibrantes.
Il faut bien entendre que si solitude et deuil il y a ici, et en abondance, la Trilogie de la Mort n'est certainement pas marqué du sceau de la dépression. La méditation à l'œuvre ici entend faire fi de pareilles considérations pour mieux sublimer ces émotions en un pur faisceau d'énergie. En quelque chose qui, avant toute chose, se ressent dans le corps plutôt que dans l'esprit. À mettre sur un pied d'égalité avec le Well Tuned Piano de La Monte Young, à l'exception que la Trilogie de la Mort présente un versant de la spiritualité bien plus intime, humain et donc accessible (mais non moins riche) que l'oeuvre gargantuesque de La Monte, qui elle vise plutôt l'infini et l'éternel.