Depuis la déflagration que représenta, même dans un milieu relativement restreint, la sortie en 2016 du somptueux "Teens of Denial", le nom de Will Toledo et de son groupe Car Seat Headrest est relativement sorti de l’anonymat en France… même si nous n’étions guère plus d’une centaine à Rock en Seine en août dernier devant la scène pour encourager notre jeune héros "millenial". Rappelons quand même que le nom du groupe est une référence directe à la voiture dans laquelle notre très jeune prodige commença sa déjà longue carrière d’artiste en enregistrant plusieurs albums, parus sur son Bandcamp. Et que "Twin Fantasy" est généralement considéré par les followers de Will comme le meilleur de sa production en ces années de formation.
Maintenant, l’annonce l’année dernière que Will allait réenregistrer ce disque culte parmi les disques culte fit passer un frisson d’angoisse dans le dos de bien des admirateurs de Car Seat Headrest, dont le mien : pourquoi donc réécrire l’histoire, surtout quand elle est si belle ? « Parce que cet album ne sonne pas comme il aurait dû, faute aux moyens restreints de l’époque, et que j’ai maintenant la possibilité de le réaliser exactement comme je l’entendais dans ma tête » nous répondit plus ou moins l’ami Will. Très bien, Will, mais peut-on imaginer Lou Reed réenregistrer dix ans plus tard le second album du Velvet, sous prétexte qu’il avait appris à mieux jouer de la guitare et pouvait se payer de meilleurs ingénieurs du son ? Hein, je te le demande… (cette comparaison illustre à quel niveau d’excellence nous plaçons Car Seat Headrest, en passant…).
Mais ne nous lançons pas dans une querelle de fans pour savoir si « c’était mieux avant » ou pas, de toute manière la version originale de "Twin Fantasy" n’a quasiment pas été entendue, alors qu’on doit espérer, et tout faire, pour que "Twin Fantasy 2018" devienne un nouveau classique de la musique contemporaine, tant cet album le mérite. Non pas parce qu’il inventerait quoi que ce soit que nous n’avons pas déjà entendu ailleurs, chez nombre de jeunes ou moins jeunes artistes indie américains depuis (au moins) Pavement. Mais parce qu’entendre une telle palette de vraiment BONNES compositions, accrocheuses sans être simplistes, complexes sans être prétentieuses, classiques sans jamais être datées, n’arrive même pas une fois par an ; d’ailleurs la dernière fois, c’était sur "Teens of Denial" ! Mais aussi parce qu’écouter un tout jeune homme nous parler ainsi, comme à l’oreille malgré les déluges fréquents de guitares électriques furibardes et distordues, de sa dépression, de ses doutes vis-à-vis de son identité, de sa sexualité, de ce sentiment obscur de ne pas avoir sa place en ce bas-monde, avec une telle sincérité, une telle pudeur, c’est encore plus rare. Disons que si, au hasard, Nick Drake avait eu les moyens actuels de faire autant de bruit, de l’enregistrer et de le diffuser aux gens à qui sa musique importait vraiment, il aurait été un précurseur crédible de Will Toledo, et il n’aurait peut-être pas eu besoin de mourir si jeune.
Si vous n’êtes pas convaincu par les exhortations passionnées des fans de Car Seat Headrest qui considèrent cette musique comme l’une des plus belles de ce côté-ci de Neil Young et de Kurt Cobain, écoutez simplement le second morceau de "Twin Fantasy" : ça s’appelle "Beach-Life-In-Death", et ça dure beaucoup trop longtemps pour votre propre santé mentale. Est-ce que votre cœur ne se serre pas au moins dix fois, à retrouver ainsi cristallisées toutes les peurs profondes que vous aviez cru vaincues, voire tout simplement bien enfouies ? Est-ce que tous vos échecs, mais aussi vos maigres victoires, ne sont pas résumés dans ces treize minutes de VRAIE intensité ? Est-ce que quand la voix de Will Toledo déraille en criant « This is my brother! », ce n’est pas exactement, mais exactement, comme ça que vous avez toujours voulu hurler ?
Bien sûr, vous pouvez décider que vous avez passé ce stade de votre vie et que cela ne vous apportera rien de bon d’écouter une musique aussi dépressive, de vous souvenir de combien vous avez souffert, combien vous vous êtes senti perdu, combien vous avez rêvé de vous retrouver face à face avec ce double de vous-même qui vous ferait vous sentir moins effroyablement seul. C’est votre choix. Vous pouvez bien sûr décider de passer à côté non pas de l’album de l’année (on s’en moque un peu, non ?), mais bien de l’un des artistes les plus bouleversants de notre époque.
Terminons par souligner la beauté de la très simple et très pertinente pochette, qui arrive, fait exceptionnel, à résumer en quasiment un seul trait le contenu de "Twin Fantasy", ce besoin déchirant d’amour et de réassurance quant à son identité.
« I got so fuckin’ romantic, I apologize, let me light your cigarette… »
Ah, au cas où cette chronique vous ait, en revanche, convaincu(e), n’oubliez quand même pas ce conseil : PLAY IT LOUD !!!
[Critique écrite en 2018]
Retrouvez cette critique, et bien d'autres, sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2018/02/21/car-seat-headrest-a-reenregistre-son-chef-doeuvre-twin-fantasy/