Comment appréhender le nouvel album d'un artiste qui m'a tant marqué ? Compliqué. Rodeo est selon moi l'une des plus grandes œuvres musicales contemporaines, et je suis convaincu que Travis et Kanye soient parmi les plus grands artistes du siècle, tous genres confondus.
Pourtant, je ne cesse depuis plusieurs années maintenant de m'éloigner du rap au profit d'un répertoire beaucoup plus rock, sous toutes ses coutures. Le genre perd en richesse au fil des années selon moi. Il n'y a aujourd'hui plus beaucoup d'artistes rap qui suscitent mon intérêt. Chez les mainstreams, Kanye, Travis, Kendrick, Tyler et Asap sont les survivants. Chez les undergrounds, il y en a peut-être un peu plus, j'ai en tête JID, Billy Woods ou encore Vince Staples. Il doit y en avoir d'autres. Le dernier à avoir fait quelque chose de marquant est Lil Yachty, et encore, c'est parce qu'il s'est éloigné du rap.
Je n'ai qu'une peur c'est d'être déçu par un artiste que j'affectionne tant, qui semble évoluer avec son temps en direction d'une musique toujours plus commerciale et vide de sens. Depuis la sortie d'Astroworld, les singles solo sont décevants (FRANCHISE ; ESCAPE PLAN) malgré un vif éclair intéressant sur MAFIA. Le dernier en date, K-POP, en vue de la sortie de l'album ne laisse présager que le pire. Les featurings sur lesquels il apparaît ne sont pas non plus brillants. Avant de lancer UTOPIA, je ne cherche plus un album qui me fera chavirer. Il l'a déjà fait avec la folie et l'arrogance de la trilogie Owl Pharaoh, DBR et RODEO, et je crois sincèrement qu'il n'en a plus la capacité. Avant d'appuyer sur play, j'espère juste que Travis Scott aura fait le nécessaire pour ne pas gâcher une discographie solo parfaitement menée jusqu'à présent (Huncho Jack et JACKBOYS sont mis de côté).
Ca y est, je suis installé. Je me lance. L'album se termine après 1h13. Ouf ! Me voilà rassuré.
Voici quelques points énoncés factuellement sans ordre particulier après plusieurs écoutes. Ils seront complétés petits à petits au fur et à mesure.
1/ La première chose que je note est que l'on fait face à un album compliqué à saisir. Manque de structure ou audace artistique ? Je ne sais pas encore, mais je préfère les deux cas à un album prévisible et stéréotypé. Il y a assurément une proposition particulière qui ne laissera personne indifférent, dans le bon ou le mauvais sens. Un véritable mélange de morceaux trap classique, de bombes explosives, et de morceaux originaux.
2/ Il y a de nouveau une liste incommensurable de featurings.
KayCyy ; Teezo Touchdown ; Bon Iver ; Sampha ; John Fannon ; Sheck Wes ; Playboi Carti ; Beyoncé ; Justin Vernon ; Rob49 ; 21 Savage ; Swae Lee ; The Weeknd ; Dave Chappelle ; Don Toliver ; Yung Lean ; Young Thug ; Chunk Senrick ; James Blake ; Westside Gunn ; Kid Cudi ; Bad Bunny ; Future ; SZA.
La plupart ont seulement une percée discrète, d'autres sont presque maître d'un morceau entier. Tout le monde amène néanmoins sa touche. Parfois, leur placement est un véritable coup de maître.
James Blake et Westside Gunn notamment.
3/ Même si l'album a une consistance plutôt hétérogène - ce qui est le risque lorsque on s'étend sur une durée si longue - rien ne semble diamétralement mauvais, rien n'est inaudible. UTOPIA s'écoute d'une traite, sans manquements particuliers. Cela n'empêche pas l'œuvre d'avoir son lot de morceaux gigantesques, et son lot de morceaux simplement passables. L'album aurait sûrement gagné à être davantage synthétique (comme beaucoup d'albums d'ailleurs), certains morceaux auraient pu passer à la trappe sans soucis. Etrangement, ce sont souvent des sons où Travis est en solo ...
4/ L'influence Kanye est très fortement ressentie. Mais est-ce un problème ? En effet MODERN JAM et CIRCUS MAXIMUS sonnent un peu stéréotypés YEEZUS, ils ne sont pour autant pas mal réalisés. Surtout que Travis est producteur sur plusieurs morceaux de YEEZUS en 2013, et que Kanye est producteur sur le premier projet de Travis qui sort la même année.
5/ Travis arrive à de nouveau trouver un bon équilibre entre morceaux planants et morceaux qui découpent et tabassent à la fois. C'était l'un des avantages d'ASTROWORLD, STARGAZING en était l'illustration parfaite.
6/ La plupart des morceaux sont réellement déstructurés. On sort d'un schéma classique refrain/couplet. C'est un réel avantage. Je pense que le côté déstabilisant de l'album provient de là. Plusieurs morceaux ont des beat switchs pertinents, d'autres une absence complète de refrain, et certains partent dans tous les sens. Cela fait selon moi partie des plus grands atouts de l'album.
7/ LOST FOREVER est un morceau grandiose. Sûrement le meilleur de l'album alors qu'il ne sera probablement jamais reconnu comme tel. Je manque peut-être d'un peu d'objectivité car j'adore les deux featurings présents, mais dans la structure, la sonorité et la longueur, tout est maîtrisé de A à Z.
8/ I KNOW? est quant à lui probablement le moins bon morceau de l'album. Il sonne extrêmement classique et est l'un des seuls sons à ne rien proposer, si ce n'est le seul. On dirait qu'il a été façonné pour figurer sur Heroes and Villains de Metro (je n'ai pas aimé cet album). Etonnant qu'il ne soit pas à la production.
9/ Il me semble qu'il y a un sample de blaster Star Wars dans Meltdown sur le premier couplet de Travis. C'est génial.
10/ Sur PARASAIL, il y a un vrai air de Frank Ocean dans l'instru. Beaucoup diront que le morceau est inutile, en solo probablement, mais introduit de tel manière dans l'album, il vient donner une bouffée de respiration après CIRCUS MAXIMUS et entre SKITZO.
11/ UTOPIA vient se perdre dans un défaut de perfection, ce qui arrive souvent aux pointes. Je m'explique. Entre 2013 (premier projet de Travis) et 2023 (dernier album), Travis a amplement changé de dimension. Il fait selon moi parmi des trois plus grandes star du rap, pas forcément les meilleurs, mais ceux qui sont les plus susceptibles de vendre. Cette caractéristique implique plusieurs choses. Tout d'abord, il dispose d'une armada de producteurs, tous meilleurs que les autres, qui vont faire beaucoup à sa place, et très bien. De plus, il n'a pas le choix que de rentrer dans des standards de ventes. En gros, Travis est obligé de limiter son explosion expérimentale afin de rester suffisamment dans les normes pour que cela reste audible et acceptable par le grand public (ce dont ne se souciait pas Kanye). C'est comme cela qu'on arrive à un album parfait, qui va montrer tout un panel de pseudos choses nouvelles sur lesquelles on va crier au génie, et ceci bien calibré par des productions maitrisées de A à Z. C'était d'ailleurs déjà un peu le cas d'ASTROWORLD. En gros, si on résume ça vulgairement, l'album pourrait un tant soit peu se rapprocher d'une bonne branlette intellectuelle qui séduira un bon paquet de monde. Dans l'espace francophone, Damso semble le plus se rapprocher de ce phénomène où l'on perd la réelle sincérité des débuts. Et ça marche, y compris sur moi parce que j'aime beaucoup l'album. Il propose des choses sans partir dans une complète extravagance. Je me suis réécouté ses trois premiers albums cette nuit. La différence est flagrante. Ils sont beaucoup plus brouillons, bruts, fous et sincères. Beaucoup plus réussis selon moi
12/ Après quelques jours d'écoute, je commence à trouver l'ordre des morceaux intéressant et cohérent. A titre d'exemple, la "simplicité" de GOD'S COUNTRY vient calmer une entrée d'album fracassante avec les quatre premiers morceaux qui sont quand même assez spéciaux. C'est ainsi que le morceau prend du sens. DELRESTO vient faire la même chose après SIRENS, MELTDOWN et FEIN qui sont pas les morceaux les plus calmes.
En clair, UTOPIA a le grand mérite de se présenter comme une œuvre ambitieuse et créative, ce qui selon moi paraît le plus important, et c'est ce qui disparaît petit à petit dans le domaine. On est loin d'être sur un mauvais album ou un album médiocre, au contraire, tout est plutôt très bien fait. Il y a de véritables coup d'éclats dignes du bonhomme. Travis vient donner de l'air à une année vraiment difficile pour le rap, et on l'en remercie.