"129 francs ! C'est cher, surtout qu'il ne vient pas de sortir, et Garbage c'est pas top !"
Voilà comment mes copains, d'alors (et ils le sont toujours) avaient accueilli le fait que je venais de me procurer cet album. D'ailleurs, je ne voulais pas trop leur dire car je savais qu'ils allaient un peu se moquer. A l'époque, nous n'achetions pas trop d'albums mes amis et moi, et c'était souvent avec l'approbation critique de l'un ou de l'autre, car nous nous les prêtions mutuellement (plus tard, juste un peu plus tard, nous avons découvert les joies des graveurs). Je me justifiai en précisant que j'avais déjà beaucoup aimé le premier album (je l'avais acheté sur un coup de tête, appâté par le single Queer qu'on entendait souvent à la radio (ainsi que dans un épisode de Daria) que j'écoutais alors beaucoup le soir (et Fun Radio était encore, comme Skyrock encore un peu avant, une radio rock !) et que je l'avais écouté jusqu'à plus soif.
Je ne les ai pas vraiment convaincus, mais moi, dans le bus, j'étais impatient de rentrer pour l'écouter.
Cette fois c'était le single Push It qui m'avait motivé, ses guitares retouchées comme des sons électroniques, ses nappes synthétiques traitées comme des sons analogiques et rétro, ainsi que cette énergie incroyable. Pour le reste, je ne savais pas à quoi m'attendre, je n'avais pas encore internet à la maison et il était donc difficile de savoir ce sur quoi on allait tomber. Acheter un album au hasard, en se fiant à la couverture était monnaie courante (j'avais ainsi été très heureux quand j'avais acheté pas trop cher, l'album Floating Into the Night de Julee Cruise sans savoir que j'allais tomber sur les chansons de Twin Peaks), c'était un pari à prendre. J'avais donc peu d'albums, à part presque tout Queen (pas encore tout il me semble mais ça n'allait pas tarder), et ceux-là devaient passer le Test de Stephen King pour être jugés dignes d'avoir été achetés.
Le Test de Stephen King ?
Je l'appelle comme ça maintenant, je viens d'inventer le terme, ça n'avait pas de nom à l'époque.
Gran Turismo des Cardigans, Bury the Hatchet des Cranberries (qui ne le repasserait sans doute pas aujourd'hui, il faut l'avouer), Pinkerton de Weezer, Floating... de Julee Cruise justement, ou le précédent Garbage l'avaient passé haut la main.
Ca avait lieu surtout l'été. Ou du moins lors de vacances scolaires, je prenais un bouquin (souvent un Stephen King, mais pas nécessairement en fait) et, sur le sol de ma chambre jonché de piles de BD, de jeux ou de matériel de dessin, je me mettais à lire, casque sur les oreilles, et le disque tournait en boucle tant que je n'avais pas terminé ma lecture (parfois en une seule session, l'avantage de Stephen King donc). C'était le Test, inévitable, pas question d'écouter l'album autrement la première fois que dans son intégralité. Autant dire qu'il fallait qu'il tienne le choc. Je ne crois pas que je pourrais reproduire l'expérience avec toute ma discothèque à présent. Mais à l'époque, c'était comme ça, pas de discussion.
Version 2.0, je romps le faux suspense, a obtenu des résultats absolument éblouissants au Test de Stephen King. Il a d'ailleurs réussi également le Test Session Intense de Resident Evil 2 Pour Obtenir Toutes les Fins (oui il m'arrive même encore maintenant de jouer à un jeu en écoutant autre chose à la place de sa bande son, mais j'avais déjà terminé Resident Evil 2 sans musique extérieure, donc, j'avais quand même pu profiter de son ambiance, rappelez vos chiens zombies s'il vous plaît), le Test Je Dessine Pendant des Heures Jusque Tard Dans la Nuit, le Test Je l'Ecoute Pour M'Endormir, le Test Jouons à Necromunda et sans doute bien d'autres.
L'album ne rompt pas avec le précédent, il ne révolutionne pas le son de Garbage et son titre illustre plutôt bien cet état de fait. Le groupe approfondit ce qu'il avait commencé et enrichit un peu le concept. Par la suite le groupe aura bien de la peine à retrouver cette formule produisant des albums de moins en moins convaincants. On y retrouve donc ces chutes de morceaux piquées ça et là et recyclées dans leurs morceaux (dont des chutes de U2 par exemple) d'où leur nom ordurier d'ailleurs, ces guitares plombées et trafiquées à l'infini et la voix d'ado boudeuse et amère façon Daria Morgendorfer écossaise de Shirley Manson. Néanmoins, l'attaque est plus pop, plus joyeuse dans les mélodies même si les paroles restent plutôt sombres, il ne faut pas exagérer.
Temptation Waits illustre bien ce phénomène, tout comme la rythmée Special très entraînante malgré l'amertume de ses paroles. I Think I'm Paranoid le single est imparable, j'aimais (et j'aime toujours entendre) cette prononciation particulière sur la fin du mot par la chanteuse d' Edimbourg et Push It (avec l'inclusion incongrue du fameux Don't Worry Baby des Beach Boys ainsi que le "hhhh push it" des Salt n Pepa), dont j'ai parlé plus tôt sonne comme un véritable hymne de cette fin des années 90, comme ont pu le faire Nirvana ou les Smashing Pumpkins produits, comme par hasard, par le même Butch Vig qui tient ici les baguettes (et dont c'est l'anniversaire au jour de cette critique c'est fortuit).
Les ambiances les plus sombres qui peuplaient la majorité du premier album sont encore là. On les retrouve sur le joli Medication plus minimaliste, le glauque Sleep Together ou The Trick is to Keep Breathing plus intimiste comme l'est aussi You Look so Fine assez dépouillé par rapport aux autres morceaux. Les passages les plus énervés apparaissent sur le colérique et bluesy Wicked Ways, le bouillonnant Hammering in my Head (et son Los Angeelees final !) et sur un Dumb où des coups de feu font office de percussions.
Et puis il y a ce When I Grow Up. Avec son intro façon boîte à musique mélancolique, il s'agit en fait d'un morceau presque guilleret (mais ironique), entêtant avec ses "papapapaaa" qui, (mal) chantés à tue-tête, nous donnait du courage et même de l'énergie quand, mon frère et moi, cheveux au vent, nous chevauchions fièrement nos VTT le long du canal non loin de chez nous entre deux Sessions Intenses de X-Men Vs Street Fighter arrosées de Coca Light sans caféine (où ma mère se les procurait-elle déjà ?).
Tout ça, oui toute cette tartine, c'est ce qui me revient à chaque fois que j'entends tout ou partie de cet album, même si je ne l'écoute bien-sûr plus aussi souvent qu'à la fière époque.
Tout ça, oui toute cette tartine, raconte encore ma vie sur des lignes et des lignes tandis que j'ai à peine évoqué l'album. Cependant, alors que je ne lis plus allongé par-terre, que mes cheveux ne volent plus fièrement au vent maritime et que ma discothèque s'est monstrueusement étoffée, j'aime y revenir une fois tous les un ou deux ans, et je pense avoir réussi à vous faire comprendre pourquoi moi, 129 francs, je trouve ça peu cher payé au final.